Elina Batam
Poètesse – Le gouffre d’Arlequin
Alors que Raguse le castor nageait entre les roseaux du bord de la Vèbre, le lambeau surgit sous un vieux saule pleureur penché sur la rivière. En se rapprochant du rivage, Raguse distingua une silhouette humaine qui tanguait de gauche à droite, avec des mouvements désordonnés des bras comme pour essayer de maintenir son équilibre. Sa forme était encore évanescente mais, grâce à la riche terre du rivage qui le nourrissait depuis quelques instants, le lambeau perdait déjà sa couleur laiteuse ; elle s’estompait à vue d’œil pour laisser apparaître un magnifique costume bariolé de losanges vert, jaune, rouge et bleu. Raguse s’avança silencieusement la tête à demi immergée telle un radar, et remarqua alors que les deux pieds du lambeau étaient attachés ensemble sur un ressort; sa spirale était voilée et se dépliait tant bien que mal de travers, en secouant le pauvre lambeau dans tous les sens ; on aurait dit un de ces clowns à ressort qui jaillissent de leurs boîtes, dont le mécanisme se serait emballé. Le lambeau se débattit encore de longues minutes pour tenter de se redresser, mais finit par abandonner la lutte, apparemment épuisé ; Raguse le vit alors piquer du nez et s’incliner à 60° du sol, droit sur son axe penché ; les bras ballants au bout de son ressort tendu vers l’avant, il attendait, résigné, que ce dernier cesse tout à fait d’osciller.
Le castor se hissa sur la berge en le saluant :
– Bonjour cher ami, bienvenu dans le Synclinal !
– Bonjour. Désolé de vous regarder ainsi de biais, mais je ne peux me redresser, ce maudis ressort est cassé !
– Ah oui je vois… Et quel est votre nom ?
– Je m’appelle Arlequin, enchanté de faire votre connaissance.
Le lambeau releva alors le front et balaya du regard les montagnes qui l’entouraient.
– Quel bel endroit ici ! Nous sommes en pleine nature sauvage, il n’y a que des plantes et des animaux ici, n’est-ce pas ?
– Non, il y a aussi des roches, le vent et les cours d’eau…
En lui montrant la rivière avec sa patte, Raguse murmura :
– La Vèbre serait terriblement vexée si elle vous entendait ; heureusement, elle murmure tout le temps, alors elle est un peu dure de la feuille !
– Oh oui, bien sûr, suis-je bête, s’écria Arlequin en faisant un clin d’œil espiègle à Raguse, il y a aussi cette MAGNIFIQUE RIVIERE !
Les rayons du soleil qui jouaient dans le feuillage du saule firent scintiller les losanges de satin bigarrés de son costume ; Raguse le trouva très beau et repensa alors à ces perruches aux plumages flamboyants qui s’étaient un jour égarées dans le Synclinal. Arlequin redressa la tête pour contempler les hautes falaises orangées qui s’élevaient autour des jardins, provoquant une légère oscillation de son ressort.
– Ah ! quel endroit splendide ! Des falaises sauvages, une grande forêt où vivre à l’abri des feuillages ; quelle tranquillité, enfin !
Attirés par la voix du lambeau, les animaux qui étaient en train de jardiner affluèrent peu à peu autour de lui. .
– Mais c’est fantastique, je suis entouré d’animaux !
Son regard s’arrêta sur le minuscule corps globuleux et poilu d’Arcan le collembole, avec l’air d’un explorateur qui découvre une bête étrange.
– Et des plus rocambolesques !
– Rocambolesque vous-mêmes ! rétorqua Arcan la mine renfrognée. Vous avez vu comment vous êtes accoutré avec vos milles couleurs ; vous ne connaissez pas le camouflage vous, ça se voit !
– Oh nooon, je ne voulais pas vous vexer ! C’est seulement que c’est la première fois que je vois un petit animal de votre espèce.
– Je sais, je sais, c’est toujours pareil de toute façon ! On connaît les castors bâtisseurs, les fiers chamois des sommets montagneux, on voue un culte aux adorables (dit-il avec un ton mijorée) écureuils, mais alors les petites bêtes du sol qui font tout le boulot pour rendre la Terre fertile, inconnus aux bataillons !
– Oh, n’te vexe pas, continua l’écureuil Chafouin, en se penchant vers Arcan. Tu sais moi aussi je suis victime du favoritisme des humains pour les écureuil roux, ils les trouvent fins et agiles, et s’extasient comme des enfants quand ils arrivent à en entrevoir un dans les arbres ; mais nous autres les gros écureuils gris, ils nous trouvent tout empotés à côté, et comme on est devenus aussi nombreux que les pigeons dans certaines villes, on est devenus « communs » !
– Oh, n’y prêtez pas attention, les humains font des classements stupides ! Je suis bougrement content qu’il n’y en ait aucun ici…Enfin, ne pensons plus à ces bêtes-là !
– Parce que vous n’aimez pas vos congénères ? demanda Mano intrigué.
– Si vous saviez ! Je les fuis comme la peste !
– Ah bon, ça alors ! s’exclama Chafouin, la crinière ébouriffée par une rafale de mistral qui fit tanguer le lambeau sur son ressort.
– Bé regardez comme ils ont cassé mon ressort, je n’arrive même plus à me tenir droit ! Je n’ai plus aucun élan…sa voix s’étrangla légèrement, et un éclat humide brilla dans ses grands yeux bleus en amande.
– En tous cas, moi, je le trouve magnifique votre costume avec toutes ces couleurs ! s’extasia Rosi, la Rosalie des Alpes, en agitant ses longues antennes. Il est parfait pour aller au bal masqué !
Le petit coléoptère était une vraie coquette qui réclamait depuis des années d’organiser des soirées dansantes dans le Synclinal, alors que tous les autres animaux se contentaient de veillées aux histoires autour d’un feu de bois.
– Ils veulent toujours qu’on passe nos soirées à raconter; bon c’est bien, on voyage un peu partout avec nos histoires, mais on pourrait danser un peu de temps en temps quand même !
– Rosi, patiente un peu, continua Mano. Les chauves-souris du Synclinal nous invitent tous à la prochaine pleine lune pour leur grande fête avant leur entrée en hibernation ; ça va swinguer dans leur grotte, tu pourras danser comme une p’tite folle !
Rosi remua les antennes d’un air satisfait et regarda plus attentivement encore les losanges de couleur brodés ; elle vit alors une bourse en cuir attachée au ceinturon d’Arlequin, d’où sortait à demi une rose pourpre fanée.
– Ahaha, et je vois qu’en plus notre hôte est connaisseur des fleurs romantiques !
Arlequin jeta un coup d’œil à son ceinturon, et enfouit la rose au fond de sa bourse; quand il redressa la tête, les animaux virent une profonde tristesse au fond de son regard.
– J’aurais préféré de jamais rien savoir de tout cela…, dit-il d’une voix sombre.
Un beau cygne blanc vint se poser sur la rivière face à eux, en cancanant doucement. Arlequin frétilla légèrement sur son ressort et demanda d’un ton enjoué, comme en se ressaisissant :
– Alors, à quelle belle histoire vais-je avoir le droit ce soir à votre veillée ?
Azur, un petit papillon bleuté, voleta près de son visage :
– Ah ce soir, c’est spécial, maître Couspeau nous chante les « rythmes endiablés du hêtre » qu’il vient de composer.
– Ah parfait, j’adore la musique !
La nuit commençait déjà à tomber ; les animaux enfouirent du bel humus noir de la forêt à la racine du lambeau, et l’arrosèrent abondamment avec du purin d’ortie ; puis ils allumèrent le feu de la veillée sous le saule auprès d’Arlequin. Couspeau le pic noir époustoufla l’assemblée avec la série de coups de becs fulgurants qu’il donna sur les troncs creux disposés autour de lui ; sa calotte agitée ressemblait à un feu follet rouge qui rebondissait dans l’air à toute vitesse ; on aurait dit un marteau piqueur devenu virtuose de flamenco ! Le visage penché vers les flammes, Arlequin chanta ensuite un gospel ; il avait une belle voix aigue, et claquait dans les doigts en se trémoussant sur son ressort ; les animaux se dandinèrent bientôt en rythme et Rosie, aux anges, se mit à danser entre les cornes du chamois Rochecolombe – elle tenait à assister aux veillés depuis ce promontoire d’où, disait-elle, elle entendait mieux les histoires.
Cette nuit-là, Arlequin s’endormit bien vite à l’abri du vieux saule pleureur, bercé par le murmure de la Vèbre.
Nourri tous les matins avec le meilleur fumier du Synclinal, le lambeau reprenait jour après jour du poil de la bête ; il parut même aux animaux qu’il était moins penché vers le sol ; et les moulinets qu’il faisait de temps à autre avec les bras pour se redresser semblaient être de plus en plus efficaces. Mais, malgré son enthousiasme pour le Synclinal, il n’échappa à personne qu’Arlequin était miné par une profonde tristesse ; c’était surtout quand le jour tombait qu’il semblait si triste, au moment où les berges de la Vèbre s’estompaient entre chien et loup, invitant les souvenirs mélancoliques à ramper dans la pénombre entre les roseaux. L’écureuil Mano croyait même l’entendre sangloter certains soirs, tressautant malgré lui sur son ressort cassé, penché vers la rivière comme le vieux saule pleureur.
Arlequin resta longtemps en convalescence, planté dans la terre de son rivage ; il regardait les oiseaux qui allaient et venaient sur la rivière, en particulier les nombreux cygnes sauvages qui venaient nicher à l’abri des falaises. Après l’accouplement, le couple de cygnes construisait un nid dans la roselière pour élever ses petits et les deux partenaires restaient fidèles l’un à l’autre toute leur vie durant. Arlequin aimait les regarder glisser sur l’eau et prendre soin de leur nichée, l’un allant chercher des brindilles pour renforcer le nid, l’autre promenant la file indienne des oisillons.
Le matin à l’aube, alors qu’Arlequin était encore tout engourdi par le sommeil, il lui semblait voir entre les brumes qui montaient de la rivière le profil frêle et gracieux d’un oiseau blanc qui marchait lentement dans l’eau ; mais quand il se réveillait tout à fait sous la caresse des premiers rayons du soleil, il avait disparu. Il lui semblait avoir rêvé, mais cela était si beau, si gracieux et fragile…Si ça pouvait être vrai…Il devait en avoir le cœur net ! En ouvrant mieux l’œil les matins suivants, il discerna à une dizaine de mètres devant lui une splendide aigrette perchée sur ses longues échasses ; elle avançait lentement en plongeant régulièrement son long cou blanc dans l’eau pour attraper des poissons. Qu’elle était belle dans les premières lueurs de l’aube ! On aurait dit l’innocence fragile qui marchait à pas feutrés dans le dos du monde, quand tout était encore assoupi. Saisi un jour par l’envie de se rapprocher d’elle, il l’appela avec des petits sifflements, mais l’oiseau effrayé s’envola aussitôt. L’aigrette ne revint pas le lendemain, ni les matins suivants. Arlequin en fut terriblement peiné, qu’il s’en voulait d’avoir été si empressé ! Pour rien au monde, il n’avait voulu effrayer cet être si craintif qui venait chaque matin se poser près de lui comme un cadeau merveilleux !
Arlequin calma un peu sa peine en se mettant à chanter assidûment tous les après-midi ; il avait déjà composé de nombreuses chansons par le passé et ne voulait pas les oublier sous prétexte qu’il n’arrivait plus à tenir droit. Raguse lui fabriqua une mandoline en creusant un morceau de tronc tendre à l’aide de ses longues incisives, tandis qu’Hector le rouge-gorge fit don de cinq crins bien solides pour faire les cordes – il n’y avait malheureusement pas de chevaux dans le Synclinal, mais l’oiseau trouvait souvent lors de ses migrations des boules de crins le long des fils barbelés. Les écureuils Mano et Chafouin accompagnaient Arlequin en faisant du tam-tam sur des coques de noix vides, et Rosi appelait ses amies scarabées et libellules pour danser sur les airs du trio.
Un jour, alors qu’ils contemplaient la Vèbre en silence après une séance musicale, un couple de cygnes sauvages atterrit sur l’eau, non loin eux.
– J’observe tous les jours les couples de cygnes sur la Vèbre, dit Arlequin. Quelle simplicité, c’est merveilleux ! Ils ont des règles claires pour se comprendre et vivre ensemble paisiblement !
– Ils restent très looongtemps ensemble, continua Chafouin, souvent jusqu’à leur mort ! Ils sont imbattables pour ça dans le Synclinal… Ah non, il y a peut-être aussi les castors…
Arlequin reprit :
– Ils savent à quoi s’en tenir, alors personne n’est déçu et ça peut durer !
– Chez les humains, vous vous tournez aussi autour comme les cygnes ? demanda Chafouin en croquant une noisette.
– Oui, mais on finit souvent déçus… Parfois même, on perd la tête car chacun cherche quelque chose d’inaccessible, que ni l’un ni l’autre ne peuvent donner. Alors on est forcément très déçus… et entre temps, on s’est complètement perdu et c’est la descente aux enfers !
Chafouin s’arrêta soudain de grignoter, des petites miettes de noisettes prises partout dans les longues vibrisses de son museau ; il demanda à Arlequin les yeux écarquillés :
– Vous descendez aux enfers pour votre parade ?!
– Oui, enfin chacun de son côté, heu… après la parade…
Arlequin cherchait ses mots devant l’air perplexe des deux écureuils :
– En fait, c’est comme si vous étiez aspirés dans un gouffre; vous voyez, c’est comme quand vous marchez en haut des falaises, au bord d’un précipice…
– Ah oui oui ! s’écria Mano en sautillant. Moi, je ne monte plus voir Rochecolombe et ses amis chamois là-haut, j’ai trop le vertige depuis que j’ai failli tomber du Rocher qui Tangue !
– Oui, et bah moi je suis vraiment tombé, et à cause du gouffre, mon ressort s’est cassé !
Ils gardèrent un instant le silence ; le murmure de la Vèbre s’éleva le long des falaises. Mano contempla le beau visage d’Arlequin, qui regardait l’eau couler avec ses grands yeux de biche ; un pétale séché se détacha alors de la rose fanée pendue à sa taille et tomba lentement sur le sol, au pied du ressort brisé.
– J’ai appris une chanson quand j’étais au fond du gouffre… Elle parle mieux que moi de tout cela…
– Tu peux nous la chanter ?! s’enthousiasma Chafouin, en s’asseyant déjà face à Arlequin pour l’écouter.
Arlequin prit une profonde inspiration, en posant une main sur son cœur, puis entonna d’une voix légère :
Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer
Répétant après moi les mots que j’ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent
Il n’y a pas d’amour heureux
Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l’unisson
Ce qu’il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n’y a pas d’amour heureux
Les écureuils furent émus par cette belle mélodie si triste, et par toute cette émotion qui faisait trembler Arlequin; à la veillée du soir, ils lui demandèrent de rechanter la chanson pour les autres animaux ; ces derniers l’aimèrent beaucoup, bien qu’ils n’en comprirent pas toutes les paroles. ls demandèrent même à apprendre la première strophe, qu’ils répétèrent assidûment aux veillées suivantes. Depuis ce soir-là, il n’était pas rare d’entendre fredonner derrière un taillis ou en haut des grands arbres : « Mon bel amour, ma déchirure, je te porte dans moioioi comme un oiseau blesséééé ».
L’automne touchait à sa fin ; les dernières feuilles rousses arrachées aux branches par le vent virevoltaient légèrement dans le Synclinal. Arlequin continuait à ouvrir l’œil tous les matins en espérant revoir l’aigrette, mais elle ne revenait toujours pas ; il patientait alors en peaufinant ses mélodies, qui devenaient au fil du temps polies comme de petits joyaux ; Arlequin tirait un grand plaisir de ce travail d’orfèvre, lui qui s’était senti si longtemps perdu. Il contemplait aussi les petites lances jaune d’or du saule pleureur qui tombaient une à une sur le sol autour de lui ; un jour, en le regardant ainsi perdre ses feuilles, il murmura : « mais il en refera de bien belles au printemps, la Vie renaît toujours… », puis, il dit tout haut en souriant à l’arbre : « Tu sais l’ami, il faut être patient avec l’oiseau blessé ! ».
Quelques jours plus tard, l’aigrette revint enfin. Frémissant de joie, Arlequin resta bien calme et silencieux ; il savourait seulement la grâce de son pas lent. Attentive au moindre bruit, l’aigrette jetait par moments des coups d’œil inquiets dans sa direction, se souvenant peut-être des sifflements qui l’avaient effrayée. Arlequin se mit bientôt à admirer son courage, et se disait à lui-même : « Elle est si fragile, et pourtant elle s’est déjà habituée à mon étrange costume qui n’a rien d’habituel sur les berges de sa rivière; elle me voit bien frétiller sur mon ressort quand le mistral se lève, et pourtant, elle reste là… ». Au fils des jours, l’aigrette se rapprocha du rivage, paraissant s’habituer chaque jour un peu plus à cet étrange pantin coloré qui frétillait quand le vent se levait. Une sorte de curiosité amicale avait remplacé la méfiance qu’il avait vue dans son œil au début; un matin, l’oiseau blanc resta même immobile à quelques mètres de lui alors qu’il fredonnait très doucement l’air d’une de ses chansons. De matin en matin, il fredonnait, apprivoisant sa crainte, et on ne sut bientôt plus si l’aigrette s’approchait du rivage pour chercher du poisson ou pour écouter Arlequin.
Le jour de la fête des chauves-souris tant attendu par Rosi arriva enfin ; cette dernière s’était fabriqué une cape colorée comme le costume d’Arlequin, avec des petits morceaux de feuilles d’automne qu’elle avait collés ensemble avec du mucus gluant de champignon. Quelques jours plus tôt, les animaux avaient jugé que le lambeau s’était suffisamment fortifié et Raguse avait scié la racine d’Arlequin pour le laisser se promener librement dans le Synclinal et retrouver ainsi toute sa forme. Il était aussitôt parti explorer la forêt qui entourait les jardins, depuis le temps qu’il entendait la nuit ses chouettes hululer sans pouvoir aller les saluer ! Au fils des jours, il sautait sur son ressort avec plus d’assurance, même s’il n’arrivait pas toujours à suivre ses oscillations désordonnées.
Mano et Chafouin vinrent chercher Arlequin pour se rendre à la fête ; les chauves-souris habitaient un gouffre profond non loin des Trois Becs, creusé dans la roche par les eaux ruisselantes du Synclinal. Le long du sentier qui y grimpait, ils croisèrent une ribambelle joyeuse d’animaux qui se rendaient aussi à la fête, depuis les abeilles et les papillons, jusqu’aux lézards et aux sangliers, en passant par les lapins, les chevreuils, les oiseaux et le peuple de la fertilité de la Terre, dont les collemboles venus en nombre. Ces derniers, emmenés par Arcan, étaient en train de l’écouter raconter comment il s’était échiné toute la journée à déchiqueter les feuilles de la litière du sol pour qu’elles puissent être digérées par la terre de la forêt.
– J’ai les mandibules en feu ! j’espère que les chauves-souris ont prévu des cocktails bien frais !
Le sentier s’arrêtait au bout d’une corniche ; une queue d’animaux s’y était formée, chacun attendant son tour pour descendre lentement dans le gouffre par l’étroit chemin abrupte à flan de parois. Quand Arlequin et les deux écureuils arrivèrent au bout de la corniche, le lambeau fut soudain pris d’une violente crise de panique en voyant en contrebas les animaux disparaître un à un dans l’obscurité d’encre du gouffre.
– Oh non ! c’est terrible, c’est terrible !
Il tomba assis par terre comme si toutes ses forces l’avaient subitement abandonné, et éclata en sanglots, la tête entre les bras.
Mano et Chafouin se lovèrent près de lui en attendant qu’il s’apaise. Arlequin redressa lentement la tête pour oser un nouveau coup d’œil en contrebas ; les chauves-souris, excitées de recevoir tout ce petit monde, faisaient des allées et retours frénétiques entre leur grotte et le grand jour ; il en aperçut alors une plonger dans le gouffre, telle une fusée aspirée par le noir.
– Oh c’est horrible ! dit-il dans un souffle en glissant sur les fesses pour s’éloigner du bord.
Il grelotta, pâle comme un linge, et dit aux écureuils :
– Mais comment les chauves-souris font-elles pour vivre là-dedans ?
– Ce n’est pas ce que tu crois, lui répondit Mano. Pour elles, c’est un lieu paisible où elles peuvent se sentir en sécurité.
– Oui, ce gouffre est le meilleur refuge du Synclinal qui soit pour qu’elles hibernent en paix, quand il n’y a plus d’insectes à manger, continua Chafouin. Leur grotte reste chaude tout l’hiver, au-dessus de 4 degrés alors que dehors, les chamois gambadent dans la neige ! Elles peuvent s’endormir tranquillement, sans dépenser leurs réserves d’énergie pour lutter contre le froid. Et en plus, leur grotte est humide en permanence, et protège leurs ailes qui se dessèchent très vite sinon.
– La petite Rhino nous a raconté comment elles rentrent en léthargie, continua Mano. Elles s’accrochent au plafond de leur grotte la tête en bas grâce à leurs petites griffes et s’emmitouflent confortablement dans leurs ailes ; leur corps perd 20 degrés, et leur cœur, qui bat normalement 300 fois par minute, tombe à 40 battements !
– La p’tite Rhino nous a même dit qu’elle faisait des apnées parfois d’une heure et demi ! continua Chafouin le pelage hérissé, légèrement effrayé à l’idée de cet exploit contre-nature.
Arlequin s’était apaisé ; il écoutait les écureuils en jetant de temps à autre un coup d’œil vers le gouffre ; il s’efforçait maintenant d’imaginer le dortoir paisible qu’il pouvait être en hiver pour les chauves-souris.
– Et personne ne vient les réveiller pendant leur hibernation ? demanda t-il.
– Non, seuls certains oiseaux peuvent y accéder facilement, répondit Mano. Mais ils savent bien que ce serait criminel d’aller réveiller les chauves-souris en plein hiver. Un jour, un groupe de jeunes choucas a fait irruption dans leur grotte en poussant des cris d’orfraie, et bien ils s’en sont arraché les plumes de regret ! Leurs petits jeux d’écervelés a provoqué la mort de la moitié de la colonie !
– Juste parce qu’ils les ont réveillées ? demanda Arlequin étonné.
– Au fond de leur sommeil, les chauves-souris entendent ces bruits qui peuvent être signe de dangers ; alors elles font l’effort de se réveiller, en remontant leur température à 38°C ; et pour cela, elles doivent brûler beaucoup d’énergie !
– Oui, et elles doivent encore prendre dans leurs réserves de graisse pour prendre la fuite ; une heure de vol seulement dilapide en une fois la quantité d’énergie dont elles ont besoin pour tenir deux mois et demi en léthargie ; les réveiller, c’est les condamner à ne pas passer l’hiver !
Ils levèrent la tête au passage d’une nuée piaillante de martinets qui se rendaient à la fête. Mano reprit :
– C’est pour cela qu’elles font cette grande fête avant de sombrer dans le sommeil pour quatre mois ; elles comptent bien ne pas avoir à se réveiller et nous disent « Au revoir et au printemps prochain ! ».
– Alors allons leur dire au revoir, dit Arlequin en se redressant sur son ressort.
Il sautilla tout doucement le long de l’étroit sentier, les mains collées à la paroi rocheuse, en pensant très fort aux petites chauves-souris que le gouffre protégeait. Pour se rassurer encore un peu plus, il se mit à fredonner cette chanson par laquelle de nombreux humains parlent pour lui, sans trop le savoir, depuis leur plus tendre enfance : « Au clair de la lune, mon ami Pierrot, prête-moi ta plume pour écrire un mot…. ». Mais ce qui l’aida surtout à surmonter sa peur de mourir, ce fut le souvenir merveilleux de l’aigrette de la Vèbre qu’il avait su apprivoiser.
Arlequin arriva au fond du gouffre les jambes tremblantes, et s’immobilisa l’air un peu ahuri au milieu des animaux qui dansaient autour de lui; en apercevant le trou de lumière du dehors, il se dit tout bas « J’ai réussi… ».
Alors que deux rossignols perchés sur une petite estrade venaient d’interpréter un air d’opéra, les animaux insistèrent pour qu’Arlequin leur chante une de ses chansons. Il sautilla jusqu’à l’estrade en empoignant sa mandoline :
– Je vais plutôt vous raconter une histoire d’amour…
Il aperçut le couple de cygnes assis l’un contre l’autre au premier rang, à côté d’Arcan qui sirotait goulûment un cocktail d’églantier bien frais. Arlequin joua quelques notes de mandoline et commença à conter :
– Il était une fois Pierrot et Colombine. Ils se connaissaient depuis l’enfance et s’aimaient du grand amour fidèle des enfants qui grandissent en jouant ensemble. Une fois adultes, Pierrot devint boulanger, et Colombine blanchisseuse, dans une boutique proche de sa boulangerie. Chaque soir, ils ne se voyaient qu’un instant, l’un commençant sa journée, et l’autre sa nuit. Un jour, un cirque arriva dans le village de Pierrot et Colombine ; un de ses saltimbanques séduisit Colombine et la poussa à partir avec lui ; elle fut d’autant plus disposée à le suivre sur les routes qu’elle commençait à douter de sa relation bancale avec Pierrot. Le saltimbanque lui promettait d’être toujours avec elle, de vivre cette passion fougueuse qui enflamme les sentiments. Bientôt, les malheureux tombèrent dans le gouffre profond de la passion, et n’étaient plus rien l’un sans l’autre. Mais Colombine, rappelée par l’amour persévérant de Pierrot, en réchappa plus rapidement que le saltimbanque qui erra des années au fond du gouffre ; ce dernier aspira tout son élan pour la vie. Il était déçu, terriblement déçu de lui, d’elle, de tout, de tous ; il avait perdu toute confiance, et voyait le gouffre réapparaître derrière chaque nouvelle personne qui s’approchait de lui… Il portait au fond de lui-même un oiseau blessé qui avait une peur bleue de l’être à nouveau…
Les animaux échangèrent des regards entendus ; même les chauves-souris, au fond de leur grotte, avaient fini par apprendre la strophe de la chanson si triste.
– Mais, un beau jour, reprit Arlequin, l’oiseau blessé eut la visite du petit oiseau fragile de la confiance ; ce dernier lui dit en le voyant ainsi prostré dans l’obscurité :
– J’étais comme toi avant, je restais tapis dans le noir et je voyais partout des gouffres à l’horizon. Mais je me suis rendu compte que j’avais des ailes pour les survoler, et maintenant, je n’en vois plus autant… Allez suis-moi, je vais te montrer de belles prairies ensoleillées !
Alors que les premières primevères piquaient de jaune les rivages de la Vèbre, le temps était venu pour le lambeau de retourner dans le monde des humains. Arlequin sautait maintenant avec vigueur sur son ressort ; ce dernier restait légèrement voilé, mais Arlequin savait désormais s’adapter à ses oscillations parfois instables. Avant de partir, il dit adieu à l’aigrette en lui promettant de continuer à lui fredonner des mélodies depuis le monde des humains ; puis il alla enterrer la rose fanée sous le vieux saule pleureur, avant de rejoindre le puits au cœur de la forêt qui s’ouvrit pour le laisser repartir.
L’adage :
On se perd parfois dans d’obscurs gouffres, mais on finit un jour par se retrouver ; l’oiseau fragile de la confiance revient quand on l’appelle avec patience.
Le gouffre d’Arlequin par Elina Batam, janvier 2013.