Jules Arnoux
Rédacteur, homme de lettres (1847…) – Le Grillon
La Morale d’après les fables… avec des exercices d’application par Jules Arnoux, agrégé des lettres, inspecteur d’académie honoraire, 2eme édition, Paris 1909.
Le Grillon (Florian, livre II), C. E.
Récit plein de gentillesse et qui finit bien. « Pour vivre heureux, vivons cachés. » Mme de Staël a dit que, pour les femmes, la gloire est le deuil éclatant du bonheur.
ANALYSE EXPLICATIVE
1. — Plan. Exposition du sujet :
Un pauvre petit grillon,
Caché dans l’herbe fleurie,
Regardait un papillon
Voltigeant dans la prairie.
L’insecte ailé brillait des plus vives couleurs :
L’azur, le pourpre et l’or éclataient sur ses ailes.
Jeune, beau, petit-maître, il court de fleurs en fleurs,
Prenant et quittant les plus belles.
Récit, a) Plaintes et regrets envieux du grillon :
« Ah ! disait le grillon, que son sort et le mien
Sont différents ! Dame Nature
Pour lui fit tout, et pour moi rien.
Je n’ai point de talent, encor moins de figure;
Nul ne prend garde à moi, on m’ignore ici-bas! »
Autant vaudrait n’exister pas.
b) Le papillon et les bambins :
Comme il parlait, dans la prairie
Arrive une troupe d’enfants.
Aussitôt les voilà courants
Après ce papillon dont ils ont tous envie.
Chapeaux, mouchoirs, bonnets servent à l’attraper.
L’insecte vainement cherche à leur échapper,
Il devient bientôt leur conquête.
Dénouement (le supplice du papillon) :
L’un le saisit par l’aile, un autre par le corps,
Un troisième survient et le prend par la tête;
Il ne fallait pas tant d’efforts
Pour déchirer la pauvre bête.
Morale :
« Oh ! oh ! dit le grillon, je ne suis pas fâché ;
Il en coûte trop cher pour briller dans le monde,
Combien je vais aimer ma retraite profonde !
Pour vivre heureux, vivons caché ! »
L’apologue est disposé habilement, mais sans artifice, les parties sont liées entre elles; le dénouement, quoique prévu, ne manque pas d’une certaine émotion.
II. — La morale sort naturellement du récit : le bonheur réside dans la médiocrité, c’est-à-dire dans les situations moyennes, car les personnages en vue sont exposés plus que les petits aux catastrophes.
III. — Le contraste entre le grillon modeste et le brillant papillon est fortement marqué; le portrait de celui-ci, insecte éphémère, est nuancé vivement : nous comprenons pourquoi l’on a créé pour les petits-maîtres le verbe «papillonner».
IV. — La langue est souple et suffisamment colorée ; il y a peu à dire sur ce point.
L’azur, le pourpre, couleurs d’azur et de pourpre, bleu et rouge foncé.
Éclataient, brillaient violemment.
Petit-maître, jeune homme dont la parure est recherchée et qui est fat (voir dans le Misanthrope, de Molière, acte III, scène I, le portrait d’Acaste).
L’on m’ignore ici-bas, personne ne soupçonne mon existence, forte expression qui prépare l’antithèse : vivons caché.
Leur conquête, plutôt leur proie, car ils ont fait acte de brigandage.
Je ne suis plus fâché, expression vulgaire et faible ; je n’envie plus le papillon, je ne suis plus ni jaloux, ni ambitieux.
V. — Cette fable est gracieuse et d’un mérite solide ; elle est véritablement à la portée des jeunes enfants.
A notre époque, un grave danger, que n’avait pas prévu Florian, menace les papillons, c’est la passion insatiable des entomologistes qui font la chasse aux plus beaux et aux plus rares. Ainsi, tout conspire contre eux, l’insouciante cruauté des écoliers et l’avidité des collectionneurs; ainsi, se trouve de plus en plus justifiée la morale du petit grillon.
Jules Arnoux