PAR ADAM DE LE HALE, surnommé LE BOSSU D’ARRAS.
Mes amis, savez-vous pourquoi j’ai changé d’habit ? Vous m’avez vu marié, je me fais clerc, et viens vous dire adieu. Paris m’a offert des beautés dignes de mon cœur, je vole le retrouver. Ce n’est pas à tort qu’on vante cette ville, et vous voyez que je n’y ai pas perdu mon temps.
— Insensé ! quel est ton projet ? Tu crois bonnement qu’on va voler au-devant de toi, dès que tu te présenteras ? Non jamais homme de mérite ne sortit d’Arras . Tu auras beau te faire annoncer , on te laissera dans l’oubli. —Dieu m’a donné quelque esprit, je veux en profiter. Ici je ne trouve que des sots qui me rient au nez quand je leur récite mes vers. Ma foi je ne trouve point parmi eux assez d’agrément; et entre nous, j’ai tiré un assez bon parti des belles de la ville pour n’y regretter personne.—Et la commère Maroie, que deviendra-t-elle?— Ma femme? Je la laisse chez son père. —Ne t’attends pas qu’elle y reste, elle voudra t’aller retrouver. Et toi-même auras-tu la dureté de séparer ainsi ce qu’a uni l’église.
— Faut-il vous parler vrai ? Eh bien ! j’ai fait une sottise. J’étois, quand je l’épousai, jeune et ardent; à cet âge le cœur s’enflamme comme paille, et la raison ne parle guère: bref, je devins amoureux. Vous est-il arrivé quelquefois de voir un beau jour de printemps? Les oiseaux chantent, le ciel est serein, la terre verte et fleurie, l’eau des ruisseaux claire et brillante. L’hiver vient ensuite, et plus de chant, plus de verdure : tout change.
Mes amis, voilà en deux mots mon aventure. Ma femme, quand je la vis la première fois, me parut blanche comme lis, vermeille comme rose. Je lui trouvai l’humeur joyeuse, la taille bien faite, l’œil amoureux. Peu de temps a suffi pour lui faire perdre tous ces avantages ; son teint est devenu jaune, sa taille épaisse, son caractère triste et grondeur. — Elle est la même encore ; vous seul êtes changé, et j’en sais la raison.
…..Ele a fet envers vous
Trop grant marchié de ses denrées;
Et tel est l’effet ordinaire des plaisirs qu’on a droit d’exiger. — Tel est aussi l’amour ; il embellit tout, et d’une laide femme peut à son gré faire une belle reine. Les cheveux de la mienne, qui aujourd’hui me paraissent noirs’ et pendants, me sembloient alors blonds, luisants et bouclés. Ses yeux qui me semblent petits, je les trouvois bleus, charmants et bien fendus, couronnés par un sourcil brun et dessiné comme au pinceau. Quand elle vous lançoit un regard il n’étoit pas possible de s’en défendre. Sur ses joues vermeilles et arrondies se creusoient, dans le moment du rire, deux jolies fossettes qu’on croyoit voir naître au milieu des roses. Non, je n’imagine pas que Dieu puisse faire un visage plus agréable. Que vous dirai-je ? Son petit pied, sa jambe fine, son menton fourchu , ses dents petites, blanches et serrées, tout m’enchantoit. Elle s’en s’en aperçut que trop la friponne ; elle joua la réserve, affecta des rigueurs, et ne fit, comme vous vous en doutez bien, qu’accroître mes désirs. Un grain de jalousie, le désespoir, la rage, que sais-je ? tout s’en mêla. Plus j’ai-mois, moins j’avois de raison. Enfin je n’y pus tenir et j’épousai. Voilà comme je fus pris. Mais je n’ai point trouvé ce qu’amour me promettoit; et puisqu’il ne m’a point tenu parole, il m’est permis de lui en manquer à mon tour. Ainsi donc, tandis qu’il est temps encore de me repentir, et avant qu’une grossesse ou d’autres obstacles viennent m’arrêter, je prends mon parti, et je pars, car ma faim est entièrement apaisée.
” Le Jeu d’Adam, le Bossu d’Arras”