Jean de La Fontaine
Poète, moraliste et fabuliste XVIIº – Livre 12 – Le Juge arbitre, l’Hospitalier, et le Solitaire
Trois Saints, également jaloux de leur salut,
Portés d’un même esprit, tendaient à même but.
Ils s’y prirent tous trois par des routes diverses :
Tous chemins vont à Rome : ainsi nos Concurrents
Crurent pouvoir choisir des sentiers différents.
L’un, touché des soucis, des longueurs, des traverses,
Qu’en apanage on voit aux Procès attachés
S’offrit de les juger sans récompense aucune,
Peu soigneux d’établir ici-bas sa fortune.
Depuis qu’il est des Lois, l’Homme, pour ses péchés,
Se condamne à plaider la moitié de sa vie.
La moitié ? les trois quarts, et bien souvent le tout.
Le Conciliateur crut qu’il viendrait à bout
De guérir cette folle et détestable envie.
Le second de nos Saints choisit les Hôpitaux.
Je le loue ; et le soin de soulager ces maux
Est une charité que je préfère aux autres.
Les Malades d’alors, étant tels que les nôtres,
Donnaient de l’exercice au pauvre Hospitalier ;
Chagrins, impatients, et se plaignant sans cesse :
Il a pour tels et tels un soin particulier ;
Ce sont ses amis ; il nous laisse.
Ces plaintes n’étaient rien au prix de l’embarras
Où se trouva réduit l’appointeur de débats :
Aucun n’était content ; la sentence arbitrale
A nul des deux ne convenait :
Jamais le Juge ne tenait
A leur gré la balance égale.
De semblables discours rebutaient l’Appointeur :
Il court aux Hôpitaux, va voir leur Directeur :
Tous deux ne recueillant que plainte et que murmure,
Affligés, et contraints de quitter ces emplois,
Vont confier leur peine au silence des bois.
Là, sous d’âpres rochers, près d’une source pure,
Lieu respecté des vents, ignoré du Soleil,
Ils trouvent l’autre Saint, lui demandent conseil.
Il faut, dit leur ami, le prendre de soi-même.
Qui mieux que vous sait vos besoins ?
Apprendre à se connaître est le premier des soins
Qu’impose à tous mortels la Majesté suprême.
Vous êtes-vous connus dans le monde habité ?
L’on ne le peut qu’aux lieux pleins de tranquillité :
Chercher ailleurs ce bien est une erreur extrême.
Troublez l’eau : vous y voyez-vous ?
Agitez celle-ci. – Comment nous verrions-nous ?
La vase est un épais nuage
Qu’aux effets du cristal nous venons d’opposer.
– Mes Frères, dit le Saint, laissez-la reposer,
Vous verrez alors votre image.
Pour vous mieux contempler demeurez au désert.
Ainsi parla le Solitaire.
Il fut cru ; l’on suivit ce conseil salutaire.
Ce n’est pas qu’un emploi ne doive être souffert.
Puisqu’on plaide, et qu’on meurt, et qu’on devient malade,
Il faut des Médecins, il faut des Avocats.
Ces secours, grâce à Dieu, ne nous manqueront pas :
Les honneurs et le gain, tout me le persuade.
Cependant on s’oublie en ces communs besoins.
O vous dont le Public emporte tous les soins,
Magistrats, Princes et Ministres,
Vous que doivent troubler mille accidents sinistres,
Que le malheur abat, que le bonheur corrompt,
Vous ne vous voyez point, vous ne voyez personne.
Si quelque bon moment à ces pensers vous donne,
Quelque flatteur vous interrompt.
*Cette leçon sera la fin de ces Ouvrages :
Puisse-t-elle être utile aux siècles à venir !
Je la présente aux Rois, je la propose aux Sages :
Par où saurais-je mieux finir ?
Analyses de Chamfort
V. 4 . Tous chemins vont à Rome. . . C’est un vieux pro verbe qui devient ici plaisant, appliqué à la canonisation.
V. 8. S’ offrit de les juger sans récompense aucune , Ce vers aurait pu donner l’idée de la petite comédie intitulée le procureur arbitre, dont le héros se conduit de la même manière.
V. 18. Les malades d’alors étant tels que les nôtres.
Manière bien plaisante d’expliquer pourquoi les malades d’alors étaient insupportables. Le ton de satyre appartient absolument a La Fontaine.
V. 37. Il faut, dit l’autre ami, le prendre de toi-même. Cest-là un des meilleurs conseils que le sage pût donner, et je vondrais que La Fontaine eût composé un ou deux Apologues pour en faire sentir l’importance.
Tout le discours du solitaire est parfait » et ceux qui aiment les vers le savent par cœur.
V. 53. Ce n’est pas qu’un emploi. La Fontaine a senti l’objection prise du tort que l’on ferait à la société, si le goût de la retraite devenait trop général. Il nie que cela puisse arriver.
V. 56. Ces secours, grâce à dieu , ne nous manqueront pas : Les honneurs et le gain tout me le persuade.
Et il revient de nouveau au plaisir de prêcher l’amour de la retraite : et quelle force de sens dans ces vers-ci :
V. 60. Magistrats, princes et ministres,
……………………………………………………
Que le malheur abat, que le bonheur corrompt,
Et sur tout ce vers admirable qui soit :
Vous ne vous voyez point r vous ne voyez personne.
On pourrait finir par un Apologue plus parfait, mais non par de meilleurs vers.
(*) Nous remarquerons , à l’occasion de cette fable du Juge arbitre , etc. que quelques éditeurs l’ont placée immédiatement à la suite de celle de la ligue des rats, et c’est à tort, car les quatre derniers vers indiquent impérieusement sa place.
Les voici :
Cette leçon sera la fin de ces ouvrages :
Puisse-t-elle être utile aux siècle à venir !
Je la présente aux rois, je la propose aux sages ;
Par où saurais-je mieux finir ? (Le Juge arbitre, l’Hospitalier, et le Solitaire)
Commentaires de MNS Guillon
Si l’esprit humain est borné, et si un écrivain semble n’être en général destiné par la nature qu’à réussir dans un seul genre, combien est-il surprenant de voir un même génie exceller dans tous , passer, avec lapins heureuse flexibilité, du grave au doux, du plaisant au sévère , tour – à – tour enchanter les esprits les plus délicats par les tableaux naïfs de la vie champêtre , et les jeux des animaux , et intéresser les lecteurs les plus frivoles par les leçons les plus sublimes de la philosophie et de la politique? En effet, par quel rapport cet Apologue ressemble-t-il aux précédents, sinon par la supériorité du talent qui en a fait autant de chefs-d’œuvre ? Par – tout une morale ..Lire la suite