Jean-Pons-Guillaume Viennet
Poète, fabuliste XVIII° siècle – Le Jugement de Satan
Pour savoir quel heureux démon
Nommerait notre siècle et serait son patron,
Dans l’infernale pétaudière
Satan tenait sa cour plénière.
Parmi les candidats qui briguaient cet honneur,
L’Ambition vint s’offrir la première.
C’était dans sa nature; et l’Intrigue, sa sœur,
Ne demeura point en arrière.
Elles avaient des droits qu’on ne peut contester;
Et Satan prit plaisir à les féliciter
Du mal qu’elles faisaient à l’humaine cohue.
Mais de Sa Majesté cornue
Le choix entre les deux paraissait hésiter,
Quand le démon de l’Or, qu’à la race hébraïque,
Sous la forme d’un veau fit adorer Aaron,
Que chez les Philistins on appelait Mammon,
Et Plutus dans la Grèce antique,
Revendiqua l’honneur de nous donner son nom.
»L’Ambition, dit-il, nous est utile et chère;
Elle est plus que jamais digne de ta faveur;
Elle est mesquine, tracassière,
Bavarde, industrielle, et se fait douanière.
Elle n’a plus enfin noblesse ni grandeur,
Et t’appartient désormais tout entière.
L’Intrigue est digne aussi des faveurs de mon roi.
Sur le siècle, à toute heure, elle accroît son empire.
Il n’est peut-être pas un honneur, un emploi,
Qu’elle ne donne ou ne retire.
Mais toutes deux, il faut le dire,
Ne travaillent plus que pour moi.
Des hommes de ce temps je suis la seule idole.
Le plus modeste et le moins altéré,
Sans étancher la soif dont il est dévoré,
Avalerait tout le Pactole.
Le siècle est donc à moi. Qui pourrait réclamer,
Me disputer enfin l’honneur de le nommer ?
— Moi, dit la Vanité, moi, dont la tyrannie
Fait de l’homme un esclave, et tourmente sa vie.
Je connais ton pouvoir; je sais que les mortels,
Insatiables de richesses,
Pour amasser de l’or feraient maintes bassesses;
Mais c’est pour me l’offrir sur mille et mille autels,
Pour briller, pour paraître et lutter d’élégance,
Pour s’effacer l’un l’autre en somptuosité ;
Et grâce à moi, jusqu’à l’extravagance
Par un luxe sans frein le siècle est emporté :
C’est moi dont les conseils ruinent les familles ;
Qui, pour un châle, une robe, un rubis,
Contre les pères, les maris,
Arme les femmes et les filles ;
Moi, qui d’or et de stuc surcharge l’atelier
Du tailleur et de la modiste,
Les salons du limonadier ;
Moi, par qui l’artisan se transforme en artiste,
Et le bourgeois en comte ou chevalier ;
C’est moi qui trouble et qui divise
Ministres, députés, guerriers et courtisans,
Les poètes et les savants,
L’État et les hommes d’église ;
Moi, par qui les opinions
Sont, comme l’égoïsme, intraitables, hautaines ;
Moi, qui nourris des factions
Les espérances et les haines. «
Elle en eût dit jusqu’au surlendemain,
Si la satanique assistance
N’avait, par des bravos sans fin,
Interrompu son éloquence.
Tous ses rivaux en perdirent l’esprit ;
Et Satan, par un bel édit
Paraphé de sa griffe noire.
Prononça que le siècle, à sa barre cité,
Serait nommé, dans l’infernal grimoire
Le Siècle de la Vanité.
C’était juger en conscience ;
Et l’on sait que l’esprit du mal
Choisit bien mieux que son rival
Les instruments de sa puissance.
Jean-Pons-Guillaume Viennet, Le Jugement de Satan