Imagination, mémoire, et jugement ;
Quels étranges acteurs, dit-on, pour une fable !
Qui fera critique semblable,
N’a pas les trois assurément.
Jugement lui diroit que ces trois personnages
Valent bien le renard, et le loup, et l’agneau ;
Et qu’il s’agit de voir si j’ai de ces images
Pû composer un bon tableau.
Tout est bon, pourvû que du conte
Il résulte une vérité.
La fable git dans la moralité ;
Quand l’auteur y va droit, le lecteur a son compte.
S’il chicane, tant pis ; il a le goût gâté.
Les acteurs n’y font rien ; j’en atteste l’usage.
Mais quand il me contrediroit,
Je soûtiens toûjours qu’il faudroit
En appeller au juge le plus sage,
Au bon sens ; et s’il n’y souscrit,
Je refuse de me soûmettre.
D’ailleurs, qui suit toûjours une règle à la lettre,
En viole souvent l’esprit.
Dom jugement, dame mémoire,
Et demoiselle imagination,
Quoique n’en dise rien la fable ni l’histoire,
Avoient jadis même habitation.
Ils vivoient en commun, enfans de même père.
Quelque tems de la paix on gouta les douceurs ;
Mais l’union ne dura guère ;
L’humeur broüilla bien-tôt le frère et les deux sœurs.
Imagination cédoit à ses saillies ;
Mémoire babilloit toûjours :
Las de caquet et de folies,
Jugement murmuroit : ainsi passoient leurs jours.
C’étoit sans cesse entr’eux quelque parole ;
Brouillerie au moindre incident :
À leur dire, l’une étoit fole,
L’autre une babillarde, et l’autre un vrai pédant.
Il faut nous séparer, mes sœurs ; que vous en semble,
Leur dit jugement leur aîné ?
Nous ne sçaurions durer ensemble ?
Pour vivre à part chacun de nous est né.
Imagination trouva le conseil sage ;
Pour trois têtes, dit-elle, est-ce assez d’un bonnet ?
Les trois fils de Saturne autorisent le fait,
Reprend mémoire en un long verbiage,
Dont le résultat fut que las de leur ménage,
Ils s’étoient séparés tout net.
L’exemple étoit auguste ; on le met en usage,
On se quitte ; adieu, bon voyage ;
Chacun emporte son paquet.
Les voilà donc tous trois qui cherchent domicile.
Ils trouvent bien-tôt un azile
Chez trois voisins broüillés qui ne se voyoient point :
Circonstance pour eux qui venoit bien à point.
Celui chez qui logea mémoire,
Devint sçavant, dieu sçait ; et du train qu’il alla,
Langues, opinions, usages, fable, histoire,
Il apprit tout, et par de-là.
Imagination fit bien-tôt de son homme
Un poëte hardi, mais des plus effrénés :
Extravagant, entousiaste, en somme
Grand inventeur d’objets mal enchaînés ;
Grand marieur de mots l’un de l’autre étonnés.
Dom jugement, maître d’une autre étoffe,
De son hôte obligeant prit un soin empressé :
En moins de rien il devint philosophe ;
Je disois mal ; il fut homme sensé :
Selon son prix, jugeant de chaque chose ;
Ami du vrai, du juste ; allant toûjours au bien :
Ne décidant jamais de rien
Qu’avec connoissance de cause.
Nos voisins sentirent bien-tôt
Qu’ils pouvoient l’un pour l’autre être de quelque usage.
Les faits chez le sçavant étoient tous en dépôt ;
Et là s’alloient fournir le poëte et le sage.
Des fougues de l’auteur le sage s’amusoit ;
Le bon sens veut qu’on se délasse.
Le poëte aussi s’avisoit
De prendre ses conseils dont parfois il usoit ;
Tant mieux alors pour le parnasse.
Pour l’érudit, il méprisoit,
Qui ? Tout le monde ; et ses voisins ? Sans doute :
Mais il falloit jaser. Où chercher qui l’écoute ?
Chez ses voisins. Il le faisoit.
C’est pour le commun avantage
Qu’ici tous les talens ne sont point d’un côté :
Aucun ne les a tous ; mais ce même partage
Est le lien de la société.
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, Le Jugement, la Mémoire et l’imagination.