Le Lais d’Aristote.
Celui qui sait une historiette agréable à tort de la taire , et ceux qui l’entendent doivent l’écouter avec plaisir ; car si le premier a un moyen d’amuser, les autres ont celui de pouvoir devenir meilleurs. Celle-ci me plut du moment que je l’entendis ; et j’entrepris aussitôt de la mettre en rime, parce qu’elle est jolie, et sans villenie. Un conte vilain ne doit pas être récité dans les cours. Je n’en ai jamais fait de cette espèce, et jamais on ne m’en verra faire, tant que je vivrai. Ecoutez, messieurs, celui que je vais vous dire : il est instructif et plaisant.
Vous connoissez ce monarque grec, qui fut si roi , cet Alexandre qui renversa tant d’empires et fit sentir sa colère à tant de princes. Il avoit mis l’Inde sous ses pieds et menaçoit d’engloutir le reste de la terre : tout-à-coup ce torrent fougueux s’arrêta. Si vous m’en demandez la raison , je la sais , et je vais vous la dire. Amour qui maîtrise l’univers, Amour qui tout lie et tout soumet, venoit de le faire entrer dans ses chaînes. Il lui avoit trouvé une amie jeune et charmante ; et dès ce moment le damoiseau avoit renoncé aux conquêtes, pour ne plus s’occuper que de sa belle. Qu’Amour est redoutable et puissant, puisqu’il humilie à ce point les maîtres du monde et qu’il leur fait oublier ainsi le soin de leur gloire ! Ne les blâmons pas cependant. Ils sont hommes comme nous, et l’amour a autant de pouvoir sur eux que sur le dernier de leurs sujets.
Alexandre ne pouvoit plus se séparer de sa mie. Bientôt, indignés de ce repos honteux, ses chevaliers et barons murmurèrent ; mais aucun cependant n’étoit assez hardi pour oser lui porter le mécontentement général. Aristote s’en chargea de lui-même. Fier d’un certain ascendant que lui avoient acquis sur l’esprit du héros l’estime et l’habitude, il alla réveiller ce lion endormi, et de ce ton de précepteur qu’il n’avoit pas encore perdu, il lui représenta fort durement et la honte de sa conduite et les murmures de sa chevalerie. Alexandre l’écouta sans l’interrompre; et pour toute réponse s’écria en soupirant: « Ah ! je vois bien qu’ils n’ont pas aimé. »
La remontrance néanmoins eut son effet; et quelques efforts qu’il en coûtât au monarque, il n’osa plus aller chez la belle Indienne. Celle-ci qui l’aimoit tendrement et qui croyoit avoir perdu son cœur, fut bien affligée de cette absence. Elle pleura, elle gémit;enfin, hors d’état de résister davantage aux inquiétudes de son amour, elle se glissa chez le prince un soir à la Javeur des ténèbres, et tout en larmes, lui demanda par quel malheur elle avoit donc pu lui déplaire. Alexandre l’embrassa mille fois en l’assurant d’un attachement éternel ; mais il convint que les remontrances sévères d^Aristote Favoient à regret séparé d’elle pour quelque temps. La belle, irritée contre le pédagogue, jura qu’elle s’en vengeroit. Elle pria son amant de se trouver le lendemain matin à l’une des fenêtres de la tour’, et promit de le lui faire voir dans un tel appareil que le précepteur à son tour aurait besoin d’une leçon.
Le lendemain, dès que le soleil parut, et avant que personne fût levé , elle descendit au verger , car le désir de la vengeance l’avoit éveillée de bonne heure. Une longue chevelure blonde flottoit à l’abandon sur ses épaules. Nulle guimpe , nul voile qui cachât sa tête ou son visage; pour tout vêtement elle portait sur sa chemise un simple bliaud , qu’elle avoit laissé entr’ouvert comme pour respirer plus à l’aise.
Dans cet ajustement voluptueux, elle vint se promener près de la fenêtre du philosophe en chantant doucement cet air.
Enfant j’estois et jeunette,
Quant à l’escole on me mit :
Mais je n’y ai rien appris,
Fors qu’un seul mot d’amourette ;
Et, nuit et jour, le répète
Depuis qu’ai un bel ami.
Au son de cette voix charmante, Aristote fut ému ; il quitta ses livres pour écouter. Bientôt, curieux de voir celle qui chantoit si délicieusement, il se leva sans bruit, et s’approcha de la fenêtre. Là, caché dans l’ombre, il admiroit à son aise la jeune beauté , et envioit en secret le sort du conquérant aimable à qui étoit réservé tant de bonheur. Elle savoit trop bien, la rusée, ce qu’il falloit pour l’attirer dans ses pièges. Elle vouloit le frapper d’une flèche dont le coup fût sûr et la blessure incurable. Dans ce dessein, arrachant une branche de myrte, elle s’amusa à cueillir des fleurs et à les nouer au rameau comme pour s’en faire une couronne. Peu-à-peu elle s’avança ainsi vers la fenêtre, sans paraître s’en apercevoir. Elle se baissoit,se relevoit alternativement pour déployer avec plus d’avantage ses grâces piquantes; et elle chantoit en même temps cette autre chanson :
Ci me tiennent amourettes,
Doucette que faim.
Ci me tiennent amourettes
Où je tieng ma main.
Aristote étoit hors de lui-même. Ses yeux enflammes suivoient la belle dans tous ses mouvements; ils s’enfonçoient avidement par-dessous son bliaud, quand le hasard le faisoit entr’ouvrir; et, comme s’il eût craint de se déceler et de la faire fuir, il osoit à peine respirer. Cent fois la raison lui conseilla de retourner à ses livres ; cent fois elle lui représenta ses rides, sa tête chauve, sa peau noire et son corps décharné, faits pour éloigner l’espérance et effaroucher l’amour. La raison parla en vain : il l’obligea de se taire.
L’Indienne cependant avoit achevé le chapel de fleurs; elle le posa sur sa tête, et chantant amoureusement ce troisième air :
Lez un vergier, lez une fontenelle,
Siet fille à roi, sa main à sa maisselle (joue),
En souspirant son douz ami apele:
Ahi, Quens Guis, la vostre amor
Me totsolas et ris,
elle passa contre la fenêtre sans affectation. Le philosophe, qui la guettoit, la saisit alors par son bliaud, et l’arrêta au passage. « Qui me retient? s’écrie-t-elle en se retournant. — Ma douce dame, c’est celui qui ne peut plus vivre sans vous, et qui, pour vous plaire, perdrait avec plaisir âme et vie, corps et honneur ». Elle parut surprise de cet amour que jusque-là on lui avoit laissé ignorer ; elle s’y montra sensible cependant, et, avec une rigueur apparente, se plaignit de la froideur d’Alexandre, devenu, comme tous les amants, ingrat par trop de bontés. Aristote, enchanté de cet aveu, et persuadé sans doute que le dépit alloit lui livrer cette beauté charmante, promit d’employer, pour ramener à ses pieds l’infidèle, tout le pouvoir qu’il avoit sur son esprit ; mais il demandoit une récompense, et sans façon il pria la dame d’entrer chez lui.
C’étoit là qu’elle l’attendoit. Elle feignit de céder à ses désirs; mais, avant de faire folie , elle exigea de lui à son tour une complaisance. Depuis long-temps une fantaisie la tourmentoit : elle mouroit d’envie de se promener, montée sur lui, et ne doutoit pas un instant, puisqu’il avoit tant d’amour, qu’il ne s’y prêtât avec plaisir. Aveuglé par sa passion, le grave philosophe consent à tout. Il sort dans le verger, se courbe vers la terre, et, appuyé sur les mains, présente le dos. Une selle étoit là toute prête : on la lui met; on lui passe la bride autour du cou, el la belle, triomphante, s’assied avec fierté, et se promène ainsi sur lui, chantant à haute voix:
Ainsi va qui amors maine.
Alexandre avoit été prévenu, comme je vous l’ai dit. Il étoit aux fenêtres de la tour. À Ce spectacle il se prit à rire de toute sa force. Àristote, levant la tête, aperçut le monarque; et, honteux alors de sa folie et de la posture où il se trouvoit, il convint humblement que le jeune héros étoit excusable de s’être laissé enflammer par l’amour, puisque lui-même, malgré les glaces de l’âge, n’avoit pu s’en défendre.
Cet exemple doit nous apprendre à ne blâmer ni les amies ni leurs amants : car Amour est le maître de tous les hommes.
Amour vainc tot, et tot vaincra,
Tant com li monde durera.
Commentaires : Recueil de Barbazan, tome I.
Ce conte est vraisemblablement un de ceux que les fabliers avoient pris des Arabes. On le trouve dans les Mélanges de littérature orientale, tomeIer,page 16, sous le titre du Visir sellé et bridé. Toute la différence, c’est qu’ici les personnages sont un sultan, son ministre et une odalisque. Comme M. de Cardonne n’en a donné qu’un extrait, on ne peut juger si les détails se ressemblent; mais le canevas est le même.
Il n’est pas aisé de deviner ce qui a engage le fablier à substituer Aristote au visir. Il est vrai qu’on a prétendu que ce philosophe ayant épousé la nièce (d’autres disent la fille ou la petite-fille) d’Hermias, son ami, il en devint si éper-dument amoureux, qu’il alla jusqu’à lui offrir des sacrifices. Peut-être notre poète aura-t-îl lu par hasard cette scandaleuse anecdote, et cru que l’homme accusé d’un pareil trait de folie pouvoit bien être supposé capable d’en faire un autre moins sérieux. Peut-être aussi n’a-t-il choisi Arîs-. tote que parce que c’étoit de son temps le dieu des universités et des écoles d’Europe. Au reste le fabliau qui va suivre fera voir que l’histoire et la critique qu’elle exige étoient pour nos poètes des choses fort indifférentes, et qu’ils ne cherchoient souvent qu’un nom célèbre auquel ils pussent coudre les extravagances de leur imagination.
Le conte d’Aristote a fait quelque fortune. AEneas Sylvius Piccolomini ( depuis pape sous le nom de Pie II), dans son roman latin des Amours d’Euriale et de Lucrèce, le cite comme un exemple du pouvoir de l’amour.
Il se trouve dans la Bibliothèque amusante et instructive, tome ii, page 15;
Et dans les Historiettes ou Nouvelles en vers, par M. Imbert.
Spranger, peintre de l’empereur Rodolphe II, en a fait, au commencement du dix-septième siècle, un tableau que Sadeler a gravé. Le vieil amoureux est représenté marchant à quatre pattes, avec le mors en bouche, et portant sur son dos la dame qui, d’une main, tient la bride, et, de l’autre, un fouet. Mais elle est entièrement nue, façon fort singulière de se promener.
On a fait différentes copies de l’estampe de Sadeler. Les marchands lui ont donné le nom du philosophe. Celui chez qui j’ai été les voir m’a dit savamment que c’étoit l’histoire de Socrate et de Xantippe, sa femme.
Un amateur m’a assuré avoir vu à Paris, il y a plusieurs années, un groupe en marbre représentant le même sujet. Il appartenoit alors à M. le marquis de Vence. Dans l’œuvre de Fr. Van Bossuit, mort en 1692,. on trouve aussi ce sujet imité. C’est une Vénus toute nue, montée sur le dieu Pan que l’Amour tire par un licou.