Pañchatantra ou fables de Bidpai
3e. Livre – XV. — Le Lion et le Chacal
Dans un endroit d’une forêt habitait un lion nommé Kharanakhara. Ce lion, un jour, courant çà et là, le gosier amaigri par la faim, ne rencontra aucun animal. Puis, à l’heure du coucher du soleil, il arriva à une grande caverne de montagne, y entra, et pensa : Assurément quelque animal doit venir la nuit dans cette caverne ; je vais donc m’y cacher. Cependant, arriva le possesseur de cette caverne, un chacal nommé Dadhi-poutchtchha. Comme il regardait, il aperçut une ligne de traces de pas de lion qui entrait dans la caverne et qui n’en sortait pas. Alors il pensa : Ah ! je suis perdu ! Il doit sûrement y avoir un lion dans cette caverne. Que vais-je donc faire ? Comment m’en assurerai-je ? Après avoir ainsi réfléchi, il se tint à l’entrée et se mit à crier : Holà, caverne ! holà, caverne ! Lorsqu’il eut dit ces mots, il se tut, et reprit de même : Hé ! ne te souviens-tu pas que j’ai fait avec toi la convention que, quand je viens de dehors, je dois te parler, et que tu dois m’appeler ? Si donc tu ne m’appelles pas, j’irai alors dans une seconde caverne, qui après m’appellera. Lorsque le lion entendit cela, il pensa : Sûrement cette caverne l’appelle toujours quand il vient ; mais aujourd’hui elle ne dit rien, par peur de moi. Et certes on dit ceci avec raison :
Ceux qui sont saisis de frayeur ne peuvent faire agir ni mains ni pieds, et cetera ; ils restent sans parole et ils éprouvent un tremblement excessif.
Je vais donc l’appeler, afin que par suite de cet appel il entre, et devienne ma pâture. Après avoir ainsi réfléchi, le lion appela le chacal. Puis, par l’effet du cri du lion, la caverne, remplie d’écho, épouvanta aussi les autres animaux de la forêt qui étaient au loin. Le chacal s’enfuit, et récita ce sloka* :
Celui qui agit avec circonspection est heureux ; celui-là éprouve du chagrin, qui n’agit pas avec circonspection. J’ai vieilli ici dans la forêt, jamais je n’ai entendu parler une caverne.
Par conséquent, vous devez penser de même et partir avec moi.
Après avoir ainsi parlé, Raktâkcha, accompagné des serviteurs qui composaient sa suite, alla dans un autre pays éloigné.
Or quand Raktâkcha s’en fut allé, Sthiradjîvin eut le cœur très-joyeux et pensa : Ah ! cela arrive heureusement pour nous que Raktâkcha soit parti, car il a la vue longue et ceux-ci sont des sots. Aussi sont-ils devenus pour moi faciles à tuer. Car on dit :
Quand un souverain n’a pas des ministres à longue vue, venus par héritage, sa perte arrive assurément en peu de temps.
Et certes on dit ceci avec raison :
Les sages considèrent comme des ennemis sous l’apparence de ministres ceux qui abandonnent la bonne politique et s’appliquent à agir dans le sens contraire.
Après avoir ainsi réfléchi, il jeta tous les jours un petit morceau de bois de la forêt dans son nid, pour incendier la caverne ; et les sots hiboux ne s’aperçurent pas qu’il agrandissait son nid pour les brûler. Et certes on dit ceci avec raison :
Il tient un ennemi pour son ami, il hait un ami et lui nuit, il regarde le bien comme mal, le vice comme vertu, l’homme frappé par le destin.
Puis quand, sous prétexte de faire un nid, Sthiradjîvin eut amassé un tas de bois à la porte de la forteresse, que le soleil fut levé et que les hiboux ne virent plus, il alla vite vers Méghavarna, et lui dit : Maître, la caverne de l’ennemi est rendue facile à incendier. Venez donc avec votre suite ; prenez chacun un petit morceau de bois de la forêt allumé, et jetez-le à l’entrée de la caverne, dans mon nid, afin que tous les ennemis meurent dans des souffrances pareilles à celles de l’enfer Koumbhîpâka. Lorsque Méghavarna entendit cela, il fut joyeux et dit : Père, raconte ton histoire. Il y a aujourd’hui longtemps que je ne t’ai vu. — Mon enfant, répondit Sthiradjîvin, ce n’est pas le moment de parler, car si jamais quelque espion apprend à l’ennemi que je suis venu ici, le hibou, dès qu’il le saura, s’en ira ailleurs. Hâtez-vous donc. Et l’on dit :
Quand un homme temporise dans les affaires qui doivent être faites avec promptitude, les dieux, par colère contre lui, mettent obstacle à ce qu’il a à faire, assurément.
Et ainsi :
Car si une affaire quelconque, et particulièrement celle qui est fructueuse, n’est pas faite promptement, le temps en hume le fruit.
Par conséquent, lorsque je serai revenu à la maison et que vous aurez tué l’ennemi, je vous raconterai tout en détail avec tranquillité.
Après avoir entendu ces paroles, Méghavarna et ses serviteurs prirent chacun avec le bout du bec un petit morceau de bois de la forêt allumé, et, quand ils furent arrivés à l’entrée de la caverne, ils le jetèrent dans le nid de Sthiradjivin. Puis tous les hiboux, se souvenant des paroles de Raktâkcha et ne pouvant sortir, vu que la porte était fermée, furent rôtis au milieu de la caverne comme dans le Koumbhîpâka, et moururent. Lorsque Méghavarna eut ainsi détruit ses ennemis jusqu’au dernier, il retourna à la forteresse du figuier. Ensuite il s’assit sur son trône, et, au milieu de sa cour, le cœur joyeux, il demanda à Sthiradjîvin : Père, comment as-tu passé tant de temps au milieu des ennemis? Je suis curieux de savoir cela; raconte-le. Car
Mieux vaut, pour ceux qui sont vertueux, tomber dans un feu ardent que de demeurer dans la société des ennemis seulement une heure.
Quand Sthiradjîvin entendit cela, il dit : Mon cher, lorsqu’il désire un avantage futur, un serviteur ne connaît pas de peine. Car on dit :
Tout chemin qui, à travers des dangers imminents, mène à un avantage, doit être suivi avec adresse, qu’il soit grand ou petit : Ardjouna attacha comme une femme des bracelets bien travaillés autour de ses mains, pareilles à des trompes d’éléphant, marquées de coups de corde d’arc et habiles en fait d’exploits.
Celui même qui est fort, ô roi ! s’il est sage, doit toujours, dans l’attente d’un autre temps, habiter même chez des gens méprisables et méchants qui parlent avec dureté : la main embarrassée d’une cuiller, noirci de fumée et accablé de fatigue, le très-puissant Bhîma n’a-t-il pas demeuré dans le pays des Matsyas comme cuisinier?
Quoi qu’il arrive de fâcheux, de bien ou de mal, le sage doit attendre le moment favorable et exécuter l’œuvre qu’il a conçue dans son esprit : Ardjouna, qui avait les mains durcies par les secousses lourdes et fortes que lui donnait le tremblement de Gândtva , n’a-t-il pas folâtré dans des danses lascives, paré d’une ceinture?
Quand il désire atteindre un but, l’homme sage doit contenir son ardeur et, quoique énergique par nature, supporter avec courage et avec force les arrêts du destin : bien que possédant des frères pareils au roi des dieux, au maître des richesses’ et à Yama l’illustre fils de Dharma n’a-t-il pas, affligé très-longtemps, porté les trois bâtons de religieux mendiant?
Beaux et bien nés, les deux puissants fils de Kounlî* entrèrent au service de Virâta et firent le métier de vachers.
Celle qui ici-bas, par sa figure incomparable, par les qualités de la jeunesse, par sa naissance dans une très-noble famille, par sa beauté, était comme Srf celle-là même tomba dans une malheureuse situation par la suite du temps : commandée avec fierté et d’une manière injurieuse par des jeunes femmes qui l’appelaient servante, Draupadî n’a-t-elle pas pilé le sandal dans la maison du roi des Matsyas?
Père, dit Méghavarna, demeurer avec un ennemi est une chose que je regarde comme pareille à la pénitence du tranchant d’épée. — Majesté, répondit Sthiradjîvin, cela est vrai; mais je n’ai vu nulle part une telle réunion de sots, et, excepté Raktâkcha, qui est très-sage et qui possède une intelligence incomparable de beaucoup d’écrits, il n’y en avait pas un de sensé : car celui-là a reconnu la disposition de mon cœur, tandis que les autres ministres étaient de grands imbéciles, qui ne vivaient que du nom de ministres et étaient incapables de discerner la vérité, puisqu’ils n’ont pas même vu cela. Car
Un mauvais serviteur qui vient de l’ennemi ne pense qu’à se joindre à lui; comme il s’est écarté de la voie du bien, il est toujours peureux et méchant.
Dans la position d’être assis, dans le sommeil, dans la marche, dans les choses du boire et du manger, les ennemis frappent les ennemis qui n’ont aucun souci des dangers prévus ou imprévus.
A cause de cela le sage doit se garder attentivement et avec le plus grand soin comme la demeure des trois objets de la vie ; en effet, par l’insouciance il périt.
Et l’on dit ceci avec raison :
Quel est celui que n’affligent pas les maladies s’il se nourrit d’aliments malsains ? Qui ne commet pas de fautes en politique quand il a de mauvais ministres? Quel est celui que la fortune n’enorgueillit pas ? Quel est celui que ne frappe pas la mort ? Quel est celui à qui les plaisirs des sens, quand il s’y adonne, ne causent point de tourment ?
L’homme cupide perd la réputation ; le méchant, l’amitié; celui dont les œuvres sont détruites, sa caste ; celui qui est avide de richesses, la vertu ; l’homme vicieux, le fruit de la science; le malheureux, la joie ; le prince qui a un ministre insouciant, son royaume.
Aussi, ô roi ! ce que vous avez dit, que j’ai accompli la pénitence du tranchant d’épée en demeurant avec les ennemis, je m’en suis aperçu par mes yeux. Et l’on dit :
Mettant le mépris avant tout et laissant la considération derrière, que le sage fasse réussir ce qu’il désire ; car échouer dans ce que l’on désire, c’est sottise.
Que le sage porte son ennemi même sur l’épaule, quand le temps est venu : un grand serpent noir tua beaucoup de grenouilles.
Comment cela ? dit Méghavarna. Sthiradjîvin raconta :
*Strophe de la métrique indienne.
« Le Lion et le Chacal »
- Panchatantra 44