Pañchatantra ou fables de Bidpai
Contes et fables Indiennes – Le Lion, le Chacal et l’Âne
4e. Livre – III. — Le Lion, le Chacal et l’Âne
Dans un endroit d’une forêt habitait un lion nomme Karâlakésara, et il avait pour serviteur inséparable un chacal nommé Dhoûsaraka. Or un jour ce lion, en se battant avec un éléphant, reçut sur le corps de très-fortes blessures, par suite desquelles il ne pouvait plus même remuer une patte. Comme il ne bougeait plus, Dhoùsaraka eut le gosier amaigri par la faim et devint faible. Un jour il dit au lion : Maître, je suis tourmenté par la faim. Je ne puis même avancer une patte après l’autre ; comment donc vous servirai-je ? — Hé ! dit le lion, va, cherche quelque animal, que je le tue, quoique je sois dans cet état. Après avoir entendu cela, ie chacal chercha, et arriva à un village voisin. Là il vit un Âne nommé Lamba-karna qui mangeait difficilement de très-rares brins de doûrbâ auprès d’un étang. Puis il s’approcha, et lui dit : Mon oncle, laisse-moi te saluer. Il y a longtemps que je ne t’ai vu. Raconte-moi donc pourquoi tu es devenu si maigre. — Hé, mon neveu ! répondit Lambakarna, que raconterai-je ? Un blanchisseur très-impitoyable m’accable de fardeaux excessifs. Il ne me donne pas même une poignée d’herbe ; je ne mange ici que des brins de doûrbà mêlés de poussière. Comment donc aurais-je de l’embonpoint ? — Mon oncle, dit le chacal, si c’est ainsi, il y a un endroit très-agréable, avec quantité d’herbe pareille à l’émeraude et une rivière. Viens-y, et jouis du plaisir de belles conversations avec moi. — Hé, mon neveu ! dit Larohakarna, ce que tu dis est juste ; mais nous, animaux de village, nous sommes tués par les animaux de forêt. A quoi donc peut me servir ce bon endroit ? — Mon oncle, dit le chacal, ne parle pas ainsi. Cet endroit est protégé de tous les côtés par mon bras comme par une cage ; aussi nul autre ne peut y entrer. De plus il y a là trois ânesses sans mari, qui étaient tourmentées absolument de la même manière que toi par un blanchisseur. Elles ont pris de l’embonpoint, et, rendues folles par leur jeunesse, elles m’ont dit ceci : Si tu es notre vrai oncle, alors va dans quelque village et amène un époux convenable pour nous. Pour ce motif je te mènerai là.
Lorsque Lambakarna eut entendu les paroles du chacal, il eut le corps tourmenté d’amour, et lui dit ; Mon cher, si c’est ainsi, va donc devant, allons-y promptement. Et certes on dit ceci avec raison :
Il n’est pas d’ambroisie, pas de poison, hormis une fille aux belles hanches : on vit par sa société cl l’on meurt par suite de son absence.
Et ainsi :
Celles dont le nom seul fait naître l’amour sans qu’on s’en approche et sans qu’on les voie ; quand on les a vues et qu’on s’en est approché, c’est merveille qu’on ne fonde pas.
Après que cela fut fait, il alla avec le chacal auprès du lion. Comme le lion souffrant se leva quand il vit l’âne, l’âne se mit à fuir. Mais pendant qu’il se sauvait, le lion lui donna un coup de patte, et ce coup de patte, comme l’effort de quelqu’un dont la destinée est malheureuse devint inutile. Cependant le chacal, saisi de colère, dit ou lion : Hé ! est-ce ainsi que vous frappez ? Si un âne même s’échappe de force devant vous, comment donc combattrez-vous avec un éléphant ? Ainsi j’ai vu votre force. Le lion dit en souriant avec un air honteux : Hé ! que puis-je faire ? Je n’avais pas apprêté ma patte ; autrement un éléphant même, lorsqu’il est atteint par ma patte, n’échoppe pas. Le chacal dit : J’amènerai l’âne aujourd’hui encore une fois auprès de vous ; mais il faut que vous apprêtiez votre patte. — Mon cher, dit le lion, comment celui qui s’en est allé après m’avoir vu manifestement reviendra-t-il ici ? Cherche donc quelque autre animal. Le chacal répondit : Qu’avez-vous besoin de vous occuper de cela ? Restez seulement là, la patte prête.
Après que cela fut fait, le chacal suivit le chemin que l’âne avait pris, et il le vit paître dans le même endroit. Or l’âne, quand il vit le chacal, dit : Hé, mon neveu ! tu m’as conduit à un bel endroit ! Un peu plus j’étais mort. Dis-moi donc quel est cet animal si effrayant dont j’ai évité le coup de patte pareil à la foudre. Lorsque le chacal entendit cela, il dit en riant : Mon oncle, c’est une ânesse que le plaisir de la forêt a rendue très-grasse ; dès qu’elle t’a vu venir, est-elle accourue avec passion et désir de t’embrasser, et toi tu t’es sauvé par poltronnerie. Mais elle ne peut rester sans toi. Comme tu te sauvais, elle a tendu la main pour te retenir, et non pour un autre motif. Viens donc. Elle a pris la résolution de jeûner à cause de toi jusqu’il ce que mort s’ensuive, et elle dit : Si Lambakarna ne devient pas mon époux, je me jetterai dans le feu ou dans l’eau, ou je mangerai du poison. Je ne puis plus supporter son absence. Montre donc de la bonté, et viens là ; sinon, tu seras coupable du meurtre d’une femme, et le dieu de l’amour sera furieux contre toi. Car on dit :
Les fous qui méprisent le sceau de la femme, ce sceau victorieux de
Kâma, cause de bonheur en toutes choses, et qui vont cherchant de faux avantages, sont frappés sans pitié par ce dieu : ils sont nus, rasés ; quelques-uns sont vêtus de rouge, d’autres ont les cheveux tressés et portent un crâne.
Or l’Âne se fia à ces paroles, et partit encore une fois avec le chacal. Et certes on dit ceci avec raison :
Tout en le sachant, l’homme, par la volonté du destin, fait le mal : comment quelqu’un dans le monde prendrait-il plaisir à une mauvaise action ?
Cependant l’Âne, trompé par les cent discours du fourbe, revint auprès du lion. Alors le lion, qui avait d’avance apprêté sa patte, tua Lambakarna ; puis, après l’avoir tué, il en confia la garde au chacal et alla lui-même à la rivière pour se baigner. Mais le chacal, tourmenté par une excessive avidité, mangea le cœur et les oreilles de l’Âne. Cependant, tandis que le lion, après s’être baigné, rendait hommage aux dieux et satisfaisait la multitude des mânes, l’Âne était là sans oreilles ni cœur. Lorsque le lion le vit, il fut saisi de colère et dit au chacal : Méchant, quelle est cette action inconvenante que tu as commise ? Car en mangeant les oreilles et le cœur tu as fait de cet âne un reste. Le chacal répondit respectueusement : Maître, ne parlez pas ainsi, car cet Âne n’avait ni oreilles ni cœur. C’est pour cela que, après être venu ici et s’être sauvé de frayeur en vous voyant, il est néanmoins revenu. Le lion crut ces paroles dignes de foi ; après avoir partagé l’Âne avec le chacal, il le mangea sans se défier de rien.
Voilà pourquoi je dis :
Celui qui, venu et parti après avoir vu la force du lion, revint encore, était un sot qui n’avait ni oreilles ni cœur.
Ainsi, imbécile ! tu as usé de tromperie ; mais, comme Youdhichthira, tu as détruit l’effet de ta fourberie en disant la vérité. Et certes on dit ceci avec raison :
Un fourbe qui laisse là ce qu’il désire, et commet lu sottise de dire la vérité, manque son but assurément, comme un autre Youdhichthira.
Comment cela ? dit le crocodile. Le singe raconta :
- Panchatantra 49