Pañchatantra ou fables de Bidpai
XVII. — Le Lion, le Chacal, le Loup et le Chameau
Il y avait dans un endroit d’une forêt un lion nommé Vadjradanchtra. Un chacal et un loup, nommés Tchatouraka et Kravyamoukha, ses deux serviteurs, l’accompagnaient toujours et habitaient dans cette même forêt. Or un jour le lion trouva assise dans un massif de la forêt une chamelle qui, près de mettre bas, s’était, à cause des douleurs de la parturition, écartée de son troupeau. Lorsque, après l’avoir tuée, il lui fendit le ventre, un petit chameau vivant en sortit. Le lion se rassasia très-bien avec la chair de la chamelle ; mais par bonté il emmena à sa demeure le jeune chameau abandonné, et lui dit : Mon cher, tu n’as à craindre la mort ni de ma part ni d’un autre non plus. Cours donc çà et là, selon ton bon plaisir, dans cette forêt, chéri de Tchatouraka et de Kravyamoukha. Comme tes oreilles ressemblent à des piques, Sankoukarna sera ton nom.
Après que cela fut fait, ils passèrent tous quatre le temps à se promener dans le même lieu et à jouir mutuellement du plaisir de toutes sortes d’entretiens. Sankoukarna, dès qu’il eut atteint l’âge de l’adolescence, ne quitta pas le lion, même un instant. Mais un jour Vadjradanchtra se battit avec un éléphant en rut. Celui-ci, par la force que lui donnait sa fureur, lui cribla le corps de blessures à coups de défenses, au point que peu s’en fallut qu’il ne fût inévitablement tué. Comme ensuite, avec le corps déchiré de coups, il ne pouvait se remuer, alors, le gosier amaigri par la faim, il dit à ses serviteurs : Hé ! cherchez quelque animal, afin que, quoique je sois dans cette situation, je le tue, et que j’apaise ma faim et la vôtre.
Quand ils eurent entendu cela, ils coururent tous trois çà et là dans la forêt jusqu’à la brune ; mais ils ne trouvèrent aucun animal. Or Tchatouraka pensa : Si ce Sankoukarna est tué, alors nous aurons tous de quoi nous rassasier pendant quelques jours ; mais le maître, par amitié pour ce chameau et parce que celui-ci est sous sa protection, ne le fera pas mourir. Cependant par la force de mon intelligence j’instruirai le maître, et je ferai de telle sorte qu’il le tuera. Et l’on dit :
Il n’est rien dans le monde d’indestructible, ni d’impossible à atteindre, ni d’impraticable pour l’intelligence des sages ; par conséquent, qu’on fasse usage de l’intelligence.
Après avoir ainsi réfléchi, il dit ceci à Sankoukarna : Hé, Sankoukarna ! le maître, faute d’une bonne nourriture, est pourtant tourmenté par la faim. Si nous n’avons plus de maître, notre perte à nous aussi arrive d’elle-même. En conséquence, je dirai un mot pour le bien du maître. Ecoute donc. — Hé, mon cher ! dit Sankoukarna, conte-moi cela bien vite, afin que sans balancer je fasse ce que tu diras. D’ailleurs, en agissant pour le bien du maître j’aurai fait cent bonnes œuvres. — Hé, mon cher ! dit Tchatouraka, donne ton corps au maître, à la condition de le recouvrer double, de façon que tu aies un double corps et que, d’un autre côté, le maître ait de quoi subsister. Lorsque Sankoukarna eut entendu cela, il dit : Mon cher, si c’est ainsi, alors c’est bien mon intention. Que l’on dise donc au maître : Que cela soit fait. Mais dans cette affaire il faut demander Dharma pour caution.
Cette résolution prise, ils allèrent tous auprès du lion. Puis Tchatouraka dit : Majesté, pas un animal n’a été pris aujourd’hui, et le vénérable soleil est couché. Si donc vous rendez au double le corps de Sankoukarna, avec Dharma pour caution, alors il donne son corps. — Si c’est ainsi, dit le lion, c’est très-beau. Que Dharma soit rendu caution de ce marché. Aussitôt après les paroles du lion, Sankoukarna eut le ventre déchiré par le loup et le chacal, et mourut. Ensuite Vadjra-danchtra dit à Tchatouraka : Hé, Tchatouraka ! je vais à la rivière, et, après m’être baigné et avoir fait mes dévotions, je reviens ; jusque-là tu feras bonne garde ici. Après qu’il eut ainsi parlé, il alla à la rivière. Quand il fut parti, Tchatouraka pensa : Comment pourrai-je avoir à manger à moi seul ce chameau ? Après avoir ainsi réfléchi, il dit à Kravyamoukha : Hé, Kravyamoukha ! tu es un affamé ; par conséquent, tant que le maître ne revient pas, mange de la chair de ce chameau. Je te déclarerai innocent devant le maître. Mais comme le loup, après avoir entendu cela, goûtait un peu de chair, Tchatouraka dit : Hé, hé, Kravyamoukha ! le maître vient. Laisse donc ce chameau et éloigne-toi, afin qu’il ne se doute pas qu’on en a mangé.
Après que cela fut fait, le lion arriva. Quand il regarda le chameau, celui-ci n’avait plus de cœur. Alors il fronça le sourcil et dit d’un ton très-sévère : Ah ! qui a fait de ce chameau un reste, que je le tue aussi ? Après ces paroles du lion, Kravyamoukha regarda la gueule de Tchatouraka, comme pour lui dire : Dis donc quelque chose, afin que j’aie la tranquillité. Mais Tchatouraka dit en riant : Hé ! après avoir devant moi mangé le cœur du chameau, maintenant tu regardes ma gueule. Goûte donc le fruit de l’arbre de ta mauvaise conduite. Après avoir entendu cela, Kravyamoukha, par crainte pour sa vie, alla dans un autre pays, pour ne plus revenir, et le lion resta là. Cependant le destin voulut que par ce chemin même vint une grande caravane de chameaux, chargée de fardeaux. Au cou du chameau qui marchait en tête était attachée une grosse clochette. Le lion entendit le son de cette clochette, quoique de loin, et dit à Tchatouraka : Mon cher, tâche de savoir pourquoi l’on entend ce son effrayant, qui ne s’est pas encore fait entendre. A ces mots, Tchatouraka alla un peu dans l’intérieur de la forêt, revint vite auprès du lion, et dit vivement : Maître, allez-vous-en, allez-vous-en, si vous pouvez vous en aller. — Mon cher, dit le lion, pourquoi m’alarmes-tu ainsi ? Parle donc, qu’est-ce que c’est ? — Maître, répondit Tchatouraka, c’est Dharmarâdja qui est en colère contre vous. Puisque, dit-il, ce lion a tué mon chameau mal à propos, après m’avoir donné pour caution, je lui prendrai mille fois mon chameau. Après avoir décidé cela, il a pris un grand nombre de chameaux, a attaché une clochette au cou du chameau qui marche en tête, et menant avec lui les amis dévoués que tenait de ses aïeux le chameau qu’il ne fallait pas tuer, il vient pour exercer des représailles. Le lion, quand il vit tout cela de loin, laissa le chameau mort et disparut par crainte pour sa vie, et Tchatouraka mangea tout à son aise la chair du chameau. Voilà pourquoi je dis :
Le sage serait un sot s’il ne mangeait pas en faisant du mal à son ennemi et en accomplissant son désir, comme Tchatouraka dans la forêt.
Lorsque Damanaka fut parti, Sandjîvaka réfléchit : Ah ! qu’ai-je fait d’avoir, moi mangeur d’herbe, accepté l’amitié d’un mangeur de viande ? Et certes on dit ceci avec raison :
L’homme qui va vers ce dont il ne faut pas approcher, et qui honore ceux qui ne doivent pas être honorés, reçoit la mort comme la mule conçoit un fœtus.
Que dois-je donc faire ? Où dois-je aller ? Comment aurai-je la tranquillité ? Ou bien dois-je suivre ce Pingalaka ? Peut-être m’épargnera-t-il si je me mets sous sa protection, et ne m’ôtera-t-il pas la vie. Car on dit :
Si ici-bas à ceux mêmes qui s’efforcent d’atteindre à la vertu il survient quelquefois des infortunes par l’effet du destin, alors les sages doivent principalement régler leur conduite de manière à les alléger. Car dans ce monde tout entier est devenu célèbre ce proverbe : A ceux qui sont brûlés par le feu l’aspersion même avec le feu fait du bien.
Et ainsi :
Et, dans le monde, les créatures obtiennent toujours le fruit mûr de leurs propres actions ; lors même qu’elles font le bien, le bonheur et le malheur qu’elles ont gagnés dans une vie antérieure, et qui doivent leur arriver d’eux-mêmes, leur arrivent : il n’y a pas là motif de discussion.
D’ailleurs, si même je m’en vais autre part, je trouverai la mort auprès de quelque méchant animal carnassier. Il vaut donc mieux que ce soit par le lion. Et l’on dit :
Pour celui qui combat contre des puissants le malheur même est très-honorable ; il est glorieux pour les éléphants de se briser les dents en déchirant la montagne.
Et ainsi :
En trouvant sa perte par le moyen d’un puissant, celui même qui est petit arrive à la gloire, comme l’abeille qui, avide d’exsudation, est tuée par l’oreille de l’éléphant.
Lorsqu’il eut pris cette résolution, il s’en alla tout doucement avec une démarche chancelante, et quand il vit la demeure du lion, il déclama : Ah ! on dit ceci avec raison :
Pareille à une maison où sont cachés des serpents, à une forêt troublée par des animaux rapaces, à un lac ombragé de beaux lotus et rempli d’alligators, ici-bas la maison des rois, entourée d’une foule de gens méchants, menteurs, vils et méprisables, est traversée avec peine et avec crainte comme l’Océan.
Pendant qu’il récitait cela, il vit Pingalaka dans l’état décrit par Damanaka. Effrayé et resserrant son corps, il s’assit le plus loin possible, sans saluer. Pingalaka, de son côté, quand il le vit dans cette attitude, crut ce que lui avait dit Damanaka, et se jeta sur lui de colère. Cependant Sandjîvaka, dont le corps était déchiré par les griffes aiguës de Pingalaka, lui écorcha le ventre avec ses cornes recourbées en arrière, et se débarrassa de lui comme il put. Puis, voulant le tuer avec ses cornes, il se remit en position pour combattre. Lorsque Karataka vit ces deux ennemis pareils à des palâsas en fleur et désireux de se tuer l’un l’autre, il dit avec reproche à Damanaka : Hé, fou ! tu n’as pas bien fait d’engendrer l’inimitié entre eux deux, car tu as jeté le trouble dans toute cette forêt. Ainsi tu ne connais pas le principe essentiel de la politique. Et ceux qui connaissent la politique ont dit :
Ceux qui, habiles en politique, arrangent, par l’amabilité et la douceur, des affaires qui ont pour résultat ordinaire la violence et le châtiment le plus grand, et dont on ne vient à bout qu’à force de peine, ceux-là sont des ministres ; mais ceux qui, contrairement à la règle, désirent obtenir de vains et faibles avantages par l’emploi du châtiment, ceux-là, par leur conduite impolitique, sont cause que la fortune du souverain est mise dans la balance .
Si donc le maître est blessé, alors qu’aura fait la sagesse de tes conseils ? Et que Sandjîvaka ne soit pas tué, est-ce cependant une chose impossible, puisqu’il faut risquer sa vie pour le tuer ? Ainsi, sot que tu es, comment peux-tu désirer la place de ministre ? Tu ne connais pas l’art de mener les choses à bonne fin par la douceur. Aussi c’est en vain que tu as ce désir, toi qui aimes le châtiment. Et l’on dit :
La politique a pour commencement la douceur et pour fin le châtiment, a dit Swayambhou ; mais le châtiment est la pire de ces choses : par conséquent, que l’on s’abstienne du châtiment.
Et ainsi : Là où l’on peut réussir par la douceur, le sage ne doit pas employer le châtiment. Si la bile est apaisée par le sucre terré, qu’est-il besoin du concombre ?
Et ainsi :
Les habiles en affaires doivent traiter une affaire d’abord par la douceur, car les actes accomplis par la douceur ne vont pas à la ruine.
Et en outre :
Ce n’est ni par la lune, ni par une herbe, ni par le soleil, ni par le feu, mais bien par la douceur, qu’est détruite l’affliction produite par l’ennemi.
Ainsi, que tu désires la place de ministre, cela non plus n’est pas convenable, puisque tu ne sais pas ce qu’est la condition de ministre. Car la délibération est de cinq espèces ; c’est à savoir : le moyen d’entreprendre les actes, l’accroissement des biens humains, la distribution du lieu et du temps, la précaution prise contre l’infortune, et l’accomplissement de ce qu’on veut faire. Voici qu’il va arriver un malheur au maître ou au ministre, ou même à tous les deux. Si donc tu peux quelque chose, médite un moyen de prévenir ce malheur. Car c’est dans la réconciliation de ceux qui sont divisés que l’on éprouve l’intelligence des conseillers. Ignorant, tu es incapable de faire cela, parce que tu as l’intelligence à l’envers. Et l’on dit :
L’homme vil sait assurément détruire l’œuvre d’autrui, mais non l’achever : le rat a la force de faire tomber un panier à grain, mais non de le lever.
Mais ce n’est pas la faute ; c’est la faute du maître, qui ajoute foi aux paroles d’un sot comme toi. Et l’on dit :
Les rois qui suivent les gens vils et ne vont pas par le chemin qu’enseignent les sages, entrent dans un dédale d’infortunes d’où l’on ne sort que par des sentiers difficiles et qui est tout étroit.
Si donc tu deviens son ministre, alors personne autre qui soit honnête ne viendra auprès de lui. Et l’on dit :
On n’approche pas d’un roi, même plein de mérite, s’il a un mauvais ministre, de même que d’un étang dont l’eau est douce et claire, mais qui est infesté de méchants alligators.
Et ainsi, privé de serviteurs distingués, le maître sera perdu. Et l’on dit :
Quand les rois trouvent du plaisir avec des serviteurs qui tiennent toutes sortes de beaux discours, mais qui ne se servent pas bravement de l’arc, les ennemis trouvent du plaisir avec leur fortune.
Aussi à quoi bon un conseil à un fou comme toi ? Ce ne serait qu’un mal, non un bien. Et l’on dit :
Un bois inflexible ne se courbe pas ; un rasoir n’a pas d’action sur une pierre. Considère Soûtchhnoultha : on n’enseigne pas celui qui ne veut pas être instruit.
Comment cela ? dit Damanako. Karataka dit :
“Le Lion, le Chacal, le Loup et le Chameau”
- Panchatantra 17