Pañchatantra ou fables de Bidpai
XII. Le Lion, le Corbeau, le Tigre, le Chacal et le Chameau
Dans un endroit d’une forêt habitait un lion nommé Madotkata, et il avait pour serviteurs un tigre, un corbeau et un chacal. Or un jour qu’ils couraient çà et là, ils virent un chameau nommé Krathanaka , qui s’était écarté d’une caravane. Puis le lion dit : Ah ! cet animal est extraordinaire. Que l’on s’informe donc si c’est un animal de forêt ou un animal de village. Lorsque le corbeau entendit cela, il dit : Ô maître ! c’est un animal de village appelé chameau, espèce de créature que vous pouvez manger. Par conséquent tuez-le. — Je ne tue pas un hôte, répondit le lion. Et l’on dit :
Celui qui tue même un ennemi venu dans sa maison avec confiance et sans crainte commet un crime égal au meurtre de cent brahmanes.
Ainsi, qu’on lui assure protection et qu’on l’amène auprès de moi, afin que je lui demande le motif de sa venue.
Ensuite ils exhortèrent tous le chameau à avoir confiance, lui assurèrent protection et l’amenèrent auprès de Madotkata. Il s’inclina et s’assit. Puis le lion le questionna, et le chameau lui raconta toute son histoire à partir du moment où il s’était écarté de la caravane. Après cela le lion dit : Hé, Krathanaka ! ne va plus au village et ne te donne plus le mal de porter des fardeaux. Reste donc sans crainte avec moi ici dans la forêt, et mange les pointes d’herbe semblables à des émeraudes. — Oui, dit le chameau ; et il demeura avec plaisir au milieu d’eux, se promenant et pensant qu’il n’avait rien à craindre de nulle part.
Or un jour un combat eut lieu entre Madotkata et un grand éléphant de la forêt. Là, les coups des dents de l’éléphant pareilles à une massue firent du mal au lion. Souffrant comme il était, peu s’en fallut qu’il ne perdît la vie, et par suite de la faiblesse de son corps il ne pouvait aller nulle part ni même faire un pas. Le corbeau et les autres, à cause de sa faiblesse, furent tous pris de la faim et eurent un grand chagrin. Mais le lion leur dit : Hé ! cherchez quelque part quelque animal, afin que, malgré cet état dans lequel je suis, je le tue et vous procure votre nourriture. Puis ils se mirent tous quatre à courir çà et là. Comme ils ne voyaient rien, alors le corbeau et le chacal délibérèrent l’un avec l’autre. Hé, corbeau ! dit le chacal, à quoi sert-il de courir beaucoup de tous côtés, puisque Krathanaka est là confiant en notre maître ? Tuons-le donc, et nous ferons subsister toute la suite. — Hé ! répondit le corbeau, ce que tu dis est juste ; mais le maître lui a assuré protection, par conséquent il ne peut être tué.— Hé, corbeau ! dit le chacal, j’adresserai des remontrances au maître, et je ferai de telle sorte qu’il le tuera. Restez donc ici jusqu’à ce que je sois allé à la maison, que j’aie pris l’ordre du maître et que je revienne.
Lorsqu’il eut ainsi parlé, il s’en alla vite vers le lion, et, arrivé près du lion, il dit : Maître, nous voici revenus après avoir parcouru toute la forêt ; mais nous n’avons trouvé aucun animal. Que devons-nous donc faire maintenant ? A cause de la faim, nous n’avons pas la force de faire même un seul pas, et Sa Majesté a besoin d’une bonne nourriture. Si donc Sa Majesté l’ordonne, alors avec la chair de Krathanaka elle pratiquera aujourd’hui un traitement convenable.
Quand le lion entendit ces horribles paroles du chacal, il dit avec colère : Fi ! fi ! vil méchant ! Si tu parles encore ainsi, je te tuerai à l’instant même. Puisque je lui ai assuré protection, comment puis-je moi-même le faire mourir ? Et l’on dit :
Ni le don d’une vache, ni le don d’une terre, ni le don d’aliments, ne sont aussi excellents que ce que les sages appellent ici-bas le plus grand entre tous les dons, le don de la protection.
D’un côté tous les sacrifices accomplis avec les meilleurs présents, de l’autre la conservation de la vie d’une créature effrayée par la peur.
Lorsque le chacal eut entendu cela, il dit : Maître, si après avoir assuré protection vous tuez, alors vous commettez un crime. Mais si Krathanaka, par dévouement pour Sa Majesté, donne sa propre vie, il n’y a pas là de crime. Si donc il s’offre de lui-même pour la mort, il faut le tuer ; ou bien il faut faire mourir un d’entre nous ; car Sa Majesté, qui a besoin d’une bonne nourriture, mourra si sa faim n’est pas apaisée. A quoi donc nous sert notre vie, si nous ne la perdons pas pour le maître ? S’il arrive à Sa Majesté quelque chose de fâcheux, alors nous devons même entrer derrière elle dans le feu. Et l’on dit :
L’homme qui dans la famille est le chef, il faut faire tous ses efforts pour le conserver ; s’il périt, la famille aussi est anéantie : quand le moyeu est brisé, les roues ne vont plus.
Quand Madotkata eut entendu cela, il dit : Si c’est ainsi, fais donc ce qui te plaît.
Après que le chacal eut entendu cela, il s’en alla vite et dit à tous ses compagnons : Hé! hé! le maître est dans un état grave ; il a maintenant la vie au bout du nez. Par conséquent à quoi bon courir de côté et d’autre ? Sans lui qui nous protégera dans cette forêt ? Allons donc, et à ce maître qui s’en va dans l’autre monde par la maladie de la faim faisons présent de notre propre corps, afin de payer notre dette pour sa bonté. Et l’on dit :
Le serviteur dont le maître éprouve un malheur sous ses yeux et tandis qu’il vit, va dans l’enfer.
Aussitôt ils allèrent tous, les yeux pleins de larmes, s’inclinèrent devant Madotkata, et s’assirent. Lorsque Madotkata les vit, il dit : Hé ! avez-vous attrapé ou vu quelque animal ? Puis du milieu d’eux le corbeau répondit : Maître, nous avons pourtant couru partout de côté et d’autre ; mais nous n’avons ni attrapé ni vu aucun animal. Ainsi donc, pour aujourd’hui, que le maître me mange et conserve la vie. Par ce moyen Sa Majesté se ranimera, et moi je gagnerai le ciel. Car on dit :
Le serviteur dévoué qui sacrifie sa vie pour son maître obtient la félicité suprême, exempte de vieillesse et de mort.
Lorsque le chacal eut entendu cela, il dit : Hé ! tu as un très-petit corps. En te mangeant, le maître n’aura cependant pas même de quoi se faire vivre. De plus il en résultera du mal. Et l’on dit :
La chair de corbeau est laissée par le chien ; elle est en petite quantité et maigre : à quoi bon aussi manger une chose avec laquelle on ne se rassasie pas ?
Ainsi, tu as montré ton dévouement envers le maître, et acquitté la dette pour la nourriture qu’il t’a donnée. Tu as en outre acquis une bonne renommée dans les deux mondes. Avance donc, afin que moi aussi j’adresse des représentations au maître.
Après que cela fut fait, le chacal s’inclina respectueusement, et dit : Maître, conservez aujourd’hui votre vie au moyen de mon corps, et faites-moi gagner les deux mondes. Car on dit:
La vie des serviteurs appartient toujours au maître, puisqu’il l’a acquise à prix d’argent ; aussi n’est-ce pas un crime que de la prendre.
Lorsque le tigre eut entendu cela, il dit : Hé ! tu as bien parlé ; mais toi aussi lu as un très-petit corps, et comme tu es de même race, vu que tu es armé de griffes, tu ne dois pas être mangé. Et l’on dit :
Que le sage ne mange pas ce qu’il ne faut pas manger, le souffle fut-il même remonté dans sa gorge, surtout quand cela aussi est peu de chose et fait perdre les deux mondes.
Ainsi tu as montré ta noblesse. Et certes on dit ceci avec raison :
C’est pour cela que les rois prennent des gens de bonne famille, car au commencement, au milieu et à la fin, ceux-ci ne changent pas.
Avance donc, afin que moi aussi je gagne la faveur de mon maître.
Après que cela fut fait, le tigre s’inclina et dit à Madotkata : Maître, prenez aujourd’hui ma vie pour votre subsistance. Qu’une demeure éternelle me soit donnée dans le ciel ; que la plus grande gloire s’étende pour moi sur la terre. Il ne faut donc pas ici montrer d’hésitation. Et l’on dit :
Les serviteurs complaisants qui sont morts pour leur maître ont une demeure éternelle dans le ciel et de la gloire sur la terre.
Lorsque Krathanaka eut entendu cela, il pensa : Ils ont pourtant dit de belles paroles, et le maître n’en a pas fait mourir même un seul. En conséquence je vais, moi aussi, adresser des représentations opportunes, afin que tous trois ils apprécient ce que j’aurai dit.
Cette résolution prise, il dit : Hé ! tu as bien parlé ; mais toi pareillement tu es armé de griffes. Par conséquent, comment le maître peut-il te manger toi aussi. Et l’on dit :
Si quelqu’un, seulement par la pensée, médite de mauvaises choses contre ceux de sa race, ces choses mêmes lui arrivent dans ce monde et dans l’autre.
Retire-toi donc, que j’adresse des représentations au maître.
Après que cela fut fait, Krathanaka s’avança, s’inclina et dit :
Maître, ceux-ci ne doivent cependant pas être mangés par vous.
Prenez donc ma vie pour subsister, afin que je gagne les deux mondes. Car on dit :
Ni même ceux qui célèbrent des sacrifices ni les ascètes ne parviennent à cet état auquel arrivent les excellents serviteurs qui sacrifient leur vie pour leur maître.
Lorsque Krathanaka eut ainsi parlé, le tigre et le chacal, avec la permission du lion, lui déchirèrent le ventre ; le corbeau lui arracha les yeux, et il perdit la vie. Ensuite il fut dévoré par tous ces vils savants.
Voilà pourquoi je dis :
Plusieurs vils savants, vivant tous de tromperie, peuvent faire du mal le bien, comme le corbeau et les autres à l’égard du chameau.
Après avoir raconté cette histoire, Sandjîvaka dit encore à Damanaka : Ainsi, mon cher, je vois bien que ton roi a un vil entourage et qu’il ne doit pas être servi par d’honnêtes gens. Car on dit :
Auprès d’un roi qui a un entourage impur, un sage ne brille pas ; il est comme un canard qui marche en compagnie de vautours.
Et ainsi :
Un roi même qui ressemble à un vautour doit être honoré s’il a des conseillers pareils à des cygnes, et un roi même qui ressemble à un cygne doit être abandonné s’il a des conseillers pareils à des vautours.
Il a sûrement été irrité contre moi par quelque méchant. Voilà pourquoi il parle ainsi. Et certes c’est ce qui a lieu. Et l’on dit :
Les hauteurs de la montagne même sont minées et usées par l’eau molle ; à plus forte raison les cœurs tendres des hommes le sont aussi par les murmures que font entendre à l’oreille ceux qui savent fomenter la discorde.
Et, brisé par le poison distillé dans l’oreille, que ne fait pas le sot genre humain ? Il embrasse jusqu’à l’état de mendiant bouddhiste et boit même de la liqueur spiritueuse dans un crâne d’homme.
Et certes on dit ceci avec raison :
Quoique foulé aux pieds, quoique frappé avec un bâton solide, le serpent tue, dit-on, celui qu’il touche avec sa dent. Toute différente est la manière d’agir de l’homme méchant et cruel : il touche l’un à l’oreille et tue l’autre complètement.
Et ainsi :
Ah ! vraiment, manière de tuer qui est le contraire de celle du serpent : il s’attache à l’oreille de l’un, et l’autre perd la vie.
Puisque cela a tourné ainsi, que faut-il donc faire ? Je te le demande parce que tu es un ami. — Tout ce qu’il y a de convenable pour toi, répondit Damanaka, c’est d’aller dans un autre pays et de ne pas servir un si mauvais maître. Car on dit :
On prescrit l’abandon d’un précepteur spirituel même, s’il est orgueilleux, s’il ignore ce que l’on doit faire et ce que l’on ne doit pas faire, et s’il suit un mauvais chemin.
Pendant que le maître est en colère contre moi, dit Sandjî-vaka, il n’est pas possible que je m’en aille, et pour ceux qui s’en vont ailleurs il n’y a pas de bonheur. Car on dit :
Après avoir commis une offense grave et s’en être allé loin, un sage ne dort pas : l’homme intelligent a les bras longs ; avec eux il fait du mal à celui qui lui a fait du mal.
Ainsi je n’ai pas d’autre moyen de salut que le combat. Et l’on dit :
Ni par la fréquentation des lieux de pèlerinage, ni par la pénitence, ni par cent riches présents, ceux qui désirent le ciel n’arrivent à ces mondes où vont en un instant les braves dans le combat qui sacrifient vertueusement leur vie.
S’ils meurent, ils acquièrent le bonheur éternel ; s’ils vivent, la plus grande gloire : ainsi appartiennent aux héros ces deux avantages très-difficiles à obtenir.
Deux hommes, dans ce monde, fendent le cercle du soleil : le religieux mendiant qui se livre à la méditation et le héros qui est tué par devant dans le combat.
Le sang qui coule sur le front d’un héros et entre dans sa bouche est pareil au breuvage soma, et offert selon le précepte dans le sacrifice du combat.
Le fruit que l’on obtient par des sacrifices accompagnés d’offrandes de beurre clarifié, conformément à la règle et selon le précepte sur les aumônes, suivis d’honneurs rendus à une foule de respectables brahmanes, de nombreux et beaux présents, et bien célébrés ; par le séjour dans les vénérables lieux de pèlerinage et dans les ermitages, par les offrandes dans le feu, par l’accomplissement du tchândrâyana et autres observances, ce fruit est obtenu à l’instant par les hommes braves tués dans le combat.
Lorsque Damanaka eut entendu cela, il pensa : Ce coquin, on le voit, est décidé à combattre. Aussi, si jamais il attaque le maître avec ses cornes pointues, il en résultera un grand mal. Je vais donc de nouveau l’avertir avec mon intelligence, et faire en sorte qu’il aille dans un autre pays. Puis il dit : Hé, ami ! tu as bien parlé ; mais quel combat peut-il y avoir entre maître et serviteur ? Et l’on dit :
A la vue d’un ennemi fort il faut assurément veiller à sa propre défense, et les forts doivent montrer de l’éclat comme la lune d’automne.
Et en outre :
Celui qui, sans connaître la force de l’ennemi, commence les hostilités, éprouve un affront comme l’Océan de la part du tittibha.
Comment cela ? dit Sandjîvaka. Damanaka raconta :
“Le Lion, le Corbeau, le Tigre, le Chacal et le Chameau”
- Panchatantra 12