Clodomir-Joseph Rouzé
Auteur de manuels scolaires, analyses des fables – Le loup et la cigogne
Le loup et la cigogne, analyses, commentaires et morale , par Clodomir Rouzé :
Telle est la traduction que La Fontaine nous a donnée de la dixième fable d’Ésope et de la huitième du premier livre de Phèdre.
Ce dernier écrivain, qui se défiait sans doute de la perspicacité de ses lecteurs, a doctement exposé, en tête de son apologue, la thèse de morale qu’il allait mettre en exemple :
Celui, dit-il, qui attend des méchants le prix d’un bienfait, comme une double faute : d’abord, parce qu’il prête son appui à des gens qui n’en seul pas dignes; ensuite, parce qu’il rie peut plus se tirer sans danger de leurs mains.
La Fontaine, sans s’attarder à exposer une moralité qui se dégagera naturellement de l’apologue, entre tout de suite en matière et nous expose, dans un seul vers, la cause première de l’accident qui est arrivé à l’un de ses Personnages.
Les loups mangent gloutonnement.
Cela s’explique : sans cesse traqués par les chasseurs et par les chiens, ils n’ont, comme il est dit dans la fable V du Ier. livre :
Rien d’assuré; point de franche lippée;
Tout à la pointe de l’épée.
Aussi, avec quelle voracité ils dépècent leur proie quand ils ont pu tromper la vigilance du berger!
Un loup donc étant de frairie,
c’est-à-dire, en conséquence de cette gloutonnerie habituelle, un loup qui se trouvait dans un de ces festins plantureux qui accompagnaient souvent les réunions de confrères (latin, fratria), — ce qui a Fait donner le nom de frairies à ces espèces de réunions qu’on appelle des repas de corps, — ce loup, qui sans doute n’avait pas mangé depuis fort longtemps,
Se pressa, dit-on, tellement
Qu’il on pensa perdre la vie.
Ce dit-on nous fait sourire comme l’expression d’un scrupule naïf : il semble que le fabuliste craint d’accuser son loup à la légère, et qu’il aime à laisser l’opinion publique responsable du grief de gloutonnerie qui est imputé à l’animal… Quant à : “il en pensa, ” c’est un synonyme de faillit, qui était très usité au dix-septième siècle. La Fontaine a dit de même :
Ce chien, voyant sa proie on l’eau représentée,
La quitta pour l’image et pensa se noyer.
Voici notre loup bien embarrassé :
Un os lui demeura bien avant au gosier.
Nous dirions aujourd’hui : lui resta bien avant dans le gosier, ou bien, tout au fond du gosier.
De bonheur pour ce loup qui ne pouvait crier,
Près de là passe une cigogne.
De bonheur est mis pour par bonheur. De s’emploie quelquefois pour la préposition par; il marque le point de départ, et par conséquent la cause. Ex. : il mourut de faim.
Les Loups mangent gloutonnement.
Un Loup donc étant de frairie
Se pressa, dit-on, tellement
Qu’il en pensa perdre la vie :
Un os lui demeura bien avant au gosier.
De bonheur pour ce Loup, qui ne pouvait crier,
Près de là passe une Cigogne.
Il lui fait signe ; elle accourt.
Voilà l’Opératrice aussitôt en besogne.
Elle retira l’os ; puis, pour un si bon tour,
Elle demanda son salaire.
« Votre salaire ? dit le Loup :
Vous riez, ma bonne commère !
Quoi ? ce n’est pas encor beaucoup
D’avoir de mon gosier retiré votre cou ?
Allez, vous êtes une ingrate :
Ne tombez jamais sous ma patte. »
Molière a dit de même :
Et tâchons d’ébranler de force ou d’industrie
Ce malheureux dessein qui nous a tous troublés.
Remarquez le passage du parfait au présent qui donne au récit tant de vivacité. La phrase se coupe : les propositions se succèdent avec rapidité.
Près de là passe une cigogne.
Il lui fait signe ; elle accourt.
Tous les détails inutiles disparaissent dans la peinture d’une situation qui exigeait de la part du médecin la plus grande promptitude.
Voilà l’opératrice aussitôt eu besogne.
Remarquez ce mot, l’opératrice. L’oiseau au long bec est déjà en fonctions; on croit le voir, la tête dans la gueule du loup, opérant le malade.
Elle retira l’os ; puis, pour un si bon tour,
Elle demanda son salaire.
Celte expression, bon tour, s’emploie généralement ni mauvaise part. Ici, on comprend naturellement « tour d’adresse et de dextérité », puisqu’il s’agit d’un service…
Le loup, en entendant la demande de la cigogne, s’étonne, s’indigne. Un cri lui échappe :
« Votre salaire ! dit le loup :
Il est impossible de dépeindre avec plus de vérité l’indignation qu’il simule.
Il ne peut pas croire à tant de hardiesse!
La cigogne plaisante sans doute.Vous riez, ma bonne commère!