François Richard-Baudin
Poète et fabuliste XIXº – Le loup, la chèvre et le mouton
Les loups tenaient conseil, la nuit, au clair de lune ;
L’un deux, le plus retors, montant à la tribune :
« A quoi bon pérorer, dit-il, jusqu’à demain ?
Notre misère est grande et nous crevons de faim ;
Eh bien, sans adjurer les dieux ni la fortune,
J’ouvre un avis, messieurs, qui me semble fort bien
Dépêcher au plutôt vers le peuple mouton
Quelques ambassadeurs, gens adroits de la langue,
Qui puissent prendre aux lacs d’une belle harangue,
Cette race si sotte en sa crédulité.
Je m’offre, et de grand cœur ; chargez-moi de l’affaire ;
Dans quelques jours au plus je les amène à faire,
Avec moi qui vous parle, un bel et bon traité.
Pour peu que ce projet vous plaise,
J’en jure par mes crocs, nous pourrons à notre aise
Manger cette canaille. » — Un hurlement flatteur
Accueillit le discours de ce maître orateur,
« Oui, pars, s’écriait-on ; c’est le ciel qui t’inspire ;
S’il peut être sauvé, tu sauveras l’empire ! »
A quelques jours de là, l’heureux ambassadeur,
Sur les flancs du coteau que surmonte un bois sombre,
Aperçoit des moulons, laine blanche, et bien gras,
Qui paissaient au soleil ou sommeillaient à l’ombre.
Le berger se livrait à de joyeux ébats :
Le chien dormait : — le loup bénit leur imprudence ;
Il s’approche, et prenant une humble contenance,
Un ton mielleux, il dit : « Eh ! d’où vient cette peur,
Moutons ? pourquoi me fuir ? vous ne voyez qu’un frère
Occupé de votre bonheur.
Plus de haine entre nous ; mes amis, plus de guerre !
Tout mon peuple vous aime et vous porte en son cœur. »
Les Moutons rassurés s’avancent pêle-mêle,
Le Loup couvant des yeux un tendre Agneau qui bêle,
Mais fidèle à son rôle et simulant l’amour :
« Donc, si vous le voulez, nous pouvons, dès ce jour,
Dès cette heure signer un pacte d’alliance.
Oh ! nous ne sommes pas si cruels que l’on pense !
Les Bergers et leurs Chiens, pour mieux régner sur vous,
Ont souvent, croyez-moi, calomnié les Loups.
L’homme est notre ennemi : mais est-il moins le vôtre ?
Il est vrai qu’avec vous il fait le bon apôtre ;
Il se dit votre protecteur :
Beau protecteur, ma foi ! Votre laine, il la vole ;
Il vous tond et très-près ; ce royal oppresseur,
Pour assouvir sa faim vous parque et vous immole ;
Et c’est nous qu’il accuse ! Amis, contre ce roi
Révoltez-vous ; venez, livrez-vous à ma foi.
Je sais dans nos forêts de riches pâturages ;
L’olympe à côté d’eux n’est qu’un triste séjour :
Au bord des clairs ruisseaux, sous les mêmes ombrages,
Nous paîtrons l’herbe fine et nous ferons l’amour.
Il dit, et les Moutons bondissent d’allégresse :
« Vivent les Loups ! À bas les Bergers et leurs Chiens !
Avec la liberté nous aurons tous les biens,
Ciel pur, verte pelouse, eau vive et douce ivresse !»
Ces maîtres sots allaient, dans leur simplicité,
Conclure avec le Loup le dangereux traité.
Une Chèvre déjà sur l’âge
Voit le piège, et s’écrie : Arrêtez, imprudents !
Ce perfide vous trompe avec son beau langage,
Pour vous jeter entre ses dents.
Avez-vous oublié son instinct sanguinaire ?
L’homme vous tond ! d’accord : mais, dites-moi, que faire,
Lorsque tout brûle aux champs, d’une épaisse toison ?
Vous prend-il votre laine en la froide saison,
Quand l’arbre dépouillé sous le givre étincelle ?
Quelquefois il vous mange ! Et que feraient les Loups,
Si ce maudit Berger avec son Chien fidèle,
N’était là pour vous mettre à l’abri de leurs coups ?
Ce méchant sait, dit-il, où croît l’herbe odorante ;
Là, sous le frais ombrage et près d’une eau courante,
Vous n’aurez qu’à brouter du matin jusqu’au soir :
Le fourbe spéculant sur votre gourmandise,
Vous berce là d’un vain espoir ;
C’est un piège grossier qu’il tend à la sottise.
Je dirai plus ; j’admets que, pour prendre nos mœurs,
Les Loups puissent changer de nature et d’humeurs,
Devez-vous quitter l’homme et, têtes sans cervelle,
Courir à la révolte où leur voix vous appelle ?
Non, par ma barbe, non ! Car la faim vous tuerait.
L’hiver viendra, l’hiver avec son froid cortège ;
Plus d’herbe aux champs, plus rien que la glace et la neige,
Et les Loups pour amis au fond de la forêt !
Dans une chaude étable on brave la froidure ;
C’est là que nous trouvons litière et nourriture,
Foin exquis que relève un sel appétissant.
Le Loup n’est qu’un boucher : ce qu’il veut, c’est du sang ;
Oui, des ruisseaux de sang pour qu’il s’y désaltère.
Le passé, mes amis, est fertile en leçons :
Lorsque j’étais Chevrette, au temps de ma grand’mère,
Les Loups vinrent déjà proposer aux Moutons
De former avec eux une étroite alliance :
Nous livrâmes nos Chiens, nous, eux leurs Louveteaux.
Au bout de quelques mois, les Moutons sans défense
Périssaient égorgés par ces lâches bourreaux.
J’échappai, presque seule, à cet affreux carnage ! »
A ces mois le troupeau recule de frayeur ;
Le Loup grondait ; ses yeux étincelaient de rage ;
Mais le Chien du Berger qu’éveille la clameur,
Accourt, le poil dressé : monsieur l’ambassadeur,
Diplomate des plus ingambes,
Dut, pour sauver sa peau, s’enfuir à toutes jambes.
Avec quelques grands mots, amour, fraternité,
Français, peuple mouton, plus d’un Loup vous cajole ;
Ils vous promettent tout, richesse et liberté,
C’est bien ; mais pouvons-nous les croire sur parole ?
Si le Berger vous tond, c’est sans doute un malheur ;
Plus qu’un autre je le déplore.
Les Loups feraient-ils mieux ? — Je me rappelle encore
Quatre-vingt-treize et la terreur !
François Richard-Baudin