Jadis dans le siècle des fables,
Et du tems qu’il étoit des sirènes, des sphinx,
Centaures et choses semblables,
Vivoit aussi messire linx,
L’argus des animaux, dont la perçante vûë
Ne trouva jamais rien d’obscur :
Tandis que l’œil du jour perce à peine la nuë,
Le sien perce au travers d’un mur.
Un de ces animaux, tapi sous un branchage,
(car ils étoient chasseurs de leur métier)
Se tenoit à l’affût, attendoit le gibier,
Préparant ses dents à l’ouvrage.
Notre Argus apperçoit une taupe en son trou.
Ah ! Lui dit-il ; que je te plains ma mie !
Pauvre animal que fais-tu de la vie ?
Tu n’as point d’yeux ; Jupiter étoit fou
Quand il te fit de cette sorte.
Pourquoi t’ôter le jour qui doit tout éclairer !
Tu fais fort bien de t’enterrer ;
Je te tiens plus d’à moitié morte ;
Et ce seroit faveur que de te dévorer.
Pardonnez-moi, lui dit la dame ;
Je sens fort bien que je vis tout-à-fait.
Je n’ai point d’yeux ; est-ce un sujet
D’accuser Jupiter ? Croyez-m’en sur mon âme,
Il a bien fait ce qu’il a fait.
A-t-il besoin qu’on le conseille ?
Il m’a donné de sa grâce une oreille
Qui vaut des yeux, et qui me sert autant.
Tenez, par exemple, elle entend
Derrièrevous un bruit qui vous menace ;
Je crains pour vous quelque disgrâce,
Fuyez. Dame taupe entendoit
La corde d’un arc qu’on bandoit.
La flèche part, et l’atteinte mortelle
Envoya notre Argus dans la nuit éternelle.
Mépriseurs indiscrets, vous n’y connoissez rien ;
Les dons sont partagés, et chacun a le sien.
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, Le Lynx et la Taupe.