Pañchatantra ou fables de Bidpai
Contes et fables Indiennes – Le Marchand, le Roi et le Balayeur
IV. — Le Marchand, le Roi et le Balayeur
Il y a ici sur la terre une grande ville appelée Vardhamâna. Là demeurait un marchand très-riche, nommé Dantila, gouverneur de toute la ville. Il faisait les affaires de la ville et les affaires du roi, et contentait tous les habitants de cette ville et le roi. Bref, personne n’avait vu ni même entendu citer quelqu’un d’aussi habile. El certes on dit avec raison :
Celui qui sert les intérêts du roi devient odieux aux gens, celui qui sert les intérêts du pays est laissé de côté par les rois ; une si grande incompatibilité existant dans l’un et l’autre cas, un homme qui fait les affaires du roi et celles du pays est difficile à trouver.
Pendant qu’il vivait ainsi, un mariage eut lieu un jour dans sa maison. Là il invita respectueusement tous les habitants de la ville et les gens qui étaient auprès du roi, leur donna à manger, et leur fit hommage de vêtements et d’autres choses. Puis, aussitôt après le mariage, il amena chez lui le roi avec les personnes de sa maison, et le traita avec honneur. Or ce roi avait un balayeur du palais, nommé Gorambha. Quoique cet homme fût son hôte, comme il s’était assis au-dessus du précepteur du roi, à une place qui ne convenait pas, Dantila l’empoigna avec mépris et le chassa. Le balayeur, à partir de ce moment, gémit de son affront et ne se coucha pas même la nuit. Et il pensa : Comment ferai-je perdre la faveur du roi à ce marchand ? Ou bien à quoi me sert-il que mon corps se dessèche ainsi inutilement, puisque je ne puis lui faire aucun mal ? Et certes on dit avec raison :
L’homme qui ne peut pas faire du mal, pourquoi, ici-bas, a-t-il l’impudence de se mettre en colère ? Le pois chiche a beau sauter, il ne peut pas briser la poêle à frire.
Or un jour au matin, comme le roi était tombé dans un léger sommeil, cet homme, en balayant auprès du lit, dit : Ah ! Dantila est bien effrronté d’embrasser la reine. Lorsque le roi entendit cela, il se leva précipitamment, et lui demanda : Hé, hé, Gorambha ! ce que tu as dit est-il vrai ? Est-ce que la reine a été embrassée par Dantila ? — Majesté, répondit Gorambha, comme j’ai passé la nuit à veiller et à me livrer au jeu, le sommeil m’est venu malgré moi, quoique je fusse occupé à balayer. Par conséquent je ne sais pas ce que j’ai dit. Le roi se dit à lui-même avec dépit : Oui, cet homme a l’entrée libre dans ma maison, et Dantila aussi. L’un aura donc un jour vu l’autre embrasser la reine : voilà pourquoi il a dit cela. Car on dit :
Ce que l’homme désire, voit ou fait pendant le jour, il le dit et le fait également même dans le sommeil, par l’habitude qu’il en a.
Et ainsi :
Ce qu’il y a de bon ou de mauvais dans le cœur des hommes a beau être bien caché, on peut le savoir par les proies prononcées pendant le sommeil et par l’ivresse.
Et au sujet des femmes, quel doute y a-t-il là ? Et l’on dit : Elles parient avec l’un, elles regardent l’autre avec trouble, elles pensent à un autre qu’elles ont dans l’esprit : qui est en vérité aimé des femmes ?
Et en outre :
Avec l’un elles ont de belles lèvres de pâtala souriantes, et disent beaucoup de paroles ; puis elles regardent l’autre avec des yeux rayonnants et ouverts comme des lotus qui s’épanouissent ; et dans leur esprit elles pensent à un autre, qui est éloigné d’une noble conduite et possède toutes sortes de richesses. De cette manière, pour qui les belles aux jolis sourcils ont-elles réellement de l’affection, dans le véritable sens du mot ?
Le feu ne se rassasie pas de bois ; ni l’Océan, des rivières ; ni Anlaka, de tous les êtres ; ni les belles aux jolis yeux, des hommes.
C’est parce qu’il n’y a ni solitude, ni occasion, ni un homme qui les sollicite, ô Nârada, que les femmes sont vertueuses.
Et ainsi :
Le sot qui a la folie de penser que son amante l’aime est toujours sous sa domination comme un oiseau d’agrément.
Celui qui met en pratique leurs paroles et leurs actes, en très-petit ou en très-grand nombre, devient par sa conduite tout à fait méprisé dans le monde.
Celui qui sollicite une femme, qui va près d’elle et lui fait un peu la cour, voilà l’homme que désirent les femmes.
C’est à cause de l’absence d’hommes qui les sollicitent et par crainte de ceux qui les entourent que les femmes, qui sont d’une mauvaise conduite, restent toujours dans le droit chemin.
Pour elles il n’est aucun homme dont elles ne doivent approcher, et elles ne s’arrêtent pas devant l’âge ; laid ou beau, c’est un homme, elles en jouissent également.
Les femmes se servent de l’homme qui les aime comme d’une jupe qui s’use, traînant par le bord et tombant de la hanche.
De même que la laque rouge doit être pressée, ainsi l’homme qui aime est jeté avec force sous les talons par les femmes.
Après avoir ainsi proféré toutes sortes de plaintes, le roi, à partir de ce moment, retira sa faveur à Dantila. Bref, l’entrée même de la porte du roi lui fut interdite, et Dantila, voyant le roi lui retirer sa faveur sans motif, pensa en lui-même : Ah ! on dit avec raison :
Quel est l’homme enrichi qui n’est pas orgueilleux ? Quel est l’homme sensuel dont les malheurs ont une fin ? Quel est, sur terre, celui dont les femmes n’ont pas brisé le cœur ? Qui est, en vérité, aimé des rois ? Qui ne va pas dans le séjour de la mort ? Quel est le mendiant qui acquiert de la considération ? Et quel homme tombé dans les filets des méchants s’en est tiré avec bonheur ?
Et ainsi :
La pureté chez le corbeau, la sincérité chez les joueurs, la patience chez le serpent, le calme des désirs chez les femmes, le courage chez l’eunuque, la méditation sur la vérité chez celui qui boit des liqueurs spiritueuses, un roi ami, qui a vu ou entendu citer cela ?
D’ailleurs je n’ai pas, même en rêve, fait de mal au roi ni à aucune autre personne. Qu’est-ce que cela veut donc dire, que le roi détourne sa face de moi ?
Voyant un jour barrer ainsi la porte du roi à Dantila, le balayeur dit en riant aux portiers du palais : Hé, hé, portiers ! ce Dantila est placé haut dans la faveur du roi, et c’est lui-même qui dispense les châtiments et les grâces. Aussi, pour l’avoir empêché d’entrer, vous serez comme moi empoignés par lui. Lorsque Dantila eut entendu ces paroles, il pensa : C’est sûrement lui qui a fait cela. Et certes on dit avec raison :
Celui qui ici-bas sert un roi a beau être de basse naissance, sot et méprisable, il est partout honoré.
Un homme lâche et peureux même, s’il est serviteur du roi, ne devient cependant pas méprisé par le monde.
Après s’être ainsi lamenté, il s’en alla chez lui honteux, chagrin et découragé, fit appeler Gorambha à l’entrée de la nuit, lui fit hommage d’une couple de vêtements, et lui dit : Mon cher, ce n’est pas par prévention que je t’ai fait sortir alors. Je t’ai fait un affront parce que je t’ai vu assis au-dessus des brahmanes, à une place qui ne convenait pas. Pardonne donc. Le balayeur, à qui cette couple de vêtements venait comme le royaume du ciel, fut très-content, et lui dit : Ô chef des marchands ! je te le pardonne. Aussi, pour cet honneur, tu verras la force de mon intelligence et la bonté du roi. Lorsqu’il eut dit ces mots, il sortit tout joyeux. On dit avec raison :
Au moyen de peu de chose il s’élève, au moyen de peu de chose il s’abaisse : ah ! l’action d’un fléau de balance et celle du méchant sont bien pareilles.
Puis, le jour suivant, Gorambha alla au palais, et tout en balayant tandis que le roi sommeillait, il dit : Ah ! que notre roi est imprudent de manger du concombre en allant à la selle ! Le roi, lorsqu’il entendit cela, se leva avec étonnement et lui dit : Hé, hé, Gorambha ! quelle chose étrange dis-tu ? Comme je considère que tu es serviteur de la maison, je ne te fais pas mourir. Est-ce que tu m’as jamais vu faire une pareille action ? — Majesté, répondit Gorambha, comme j’ai passé la nuit à me livrer au jeu, le sommeil m’est venu malgré moi pendant que je balayais. Je ne sais ce que j’ai dit quand j’étais accablé de sommeil. Que Sa Majesté ait donc pour moi de l’indulgence, car j’étais sous l’empire du sommeil.
Lorsque le roi eut entendu cela, il pensa : Jusqu’à présent, même dans une autre vie, je n’ai pas mangé de concombre en faisant une pareille fonction. Par conséquent, de même que ce fou a raconté de moi cette sottise invraisemblable, de même il a fait pour Dantila aussi : cela est certain. J’ai donc eu tort de retirer mon estime à ce pauvre homme. De la part d’hommes comme lui une pareille action n’est pas possible. Par suite de son absence, toutes les affaires du roi et les affaires de la ville languissent.
Après s’être livré ainsi à toutes sortes de réflexions, il fit appeler Dantila, lui fit présent des bijoux qu’il portait sur lui, de vêtements et autres choses, et le rétablit dans sa charge.
Voilà pourquoi je dis :
Celui qui, par orgueil, n’honore pas les grands, les petits et les moyens, a beau avoir l’estime du roi, il tombe comme Dantila.
Mon cher, dit Sandjtvaka, ce que tu dis est vrai ; par conséquent il faut agir ainsi.
A ces mots Damanaka alla avec lui auprès de Pingalaka, et dit : Majesté, voici ce Sandjîvaka que j’amène ; maintenant c’est à Sa Majesté d’ordonner. Sandjîvaka salua le lion avec respect et se tint modestement en face de lui. Pingalaka posa sa patte droite ornée de griffes pareilles à la foudre sur le taureau qui avait une bosse grosse et grasse, et dit avec déférence : Te portes-tu bien ? D’où es-tu venu dans cette forêt déserte ? Le taureau raconta toute son histoire ; il exposa comment avait eu lieu sa séparation d’avec Vardhamânaka. Lorsque Pingalaka eut entendu cela, il dit : Mon ami, n’aie pas de crainte. Demeure comme il te plaira dans cette forêt défendue par mon bras. En outre, il faut que tu restes toujours à t’amuser près de moi, parce que cette forêt très-dangereuse est le séjour d’une foule d’animaux redoutables et ne peut être habitée même par les grands animaux herbivores.
Après avoir ainsi parlé, le lion descendit au bord de la Yamounâ, but de l’eau et se baigna tant qu’il voulut, et rentra dans la forêt en marchant comme bon lui semblait. Puis il confia la charge du gouvernement à Karataka et à Damanaka, et jouit continuellement du plaisir d’entretiens éloquents avec Sandjîvaka. Et Sandjîvaka, qui avait acquis une haute intelligence par l’étude de beaucoup de sciences, fit en peu de jours seulement un sage de Pingalaka, tout sot que celui-ci était. Il le retira ainsi de la vie sauvage et lui donna des mœurs civilisées. Bref, tous les jours Pingalaka et Sandjîvaka délibéraient secrètement, seuls ensemble ; tout le reste des serviteurs demeurait éloigné, et les deux chacals même n’avaient pas l’entrée. En outre, comme le lion ne faisait plus usage de sa force, tous les animaux et les deux chacals, tourmentés par la faim et par la maladie, se retirèrent dans une seule et même contrée, et y restèrent. Car on dit :
Les serviteurs abandonnent un roi de haute famille et grand, quand il ne donne pas de profit, et s’en vont ailleurs, de même que les oiseaux abandonnent un arbre desséché.
Et ainsi :
Des serviteurs mêmes qui ont du respect pour leur maître, qui sont de bonne famille et fidèles, abandonnent un roi lorsqu’il cesse de les faire vivre.
Et en outre :
Quand un roi ne laisse pas passer l’heure de donner la subsistance, ses serviteurs ne le quittent jamais, lors même qu’ils sont injuriés.
Et ce ne sont pas seulement les serviteurs qui sont ainsi, d’autant que, pour manger, ce monde tout entier agit réciproquement par la conciliation et autres moyens. Ainsi :
Le roi contre les pays, les médecins contre les malades, les marchands contre les acheteurs, les savants contre les ignorants, les voleurs contre les gens sans soin, les mendiants contre les maîtres de maison, les courtisanes contre les libertins, et les artisans contre tout le monde, font le guet jour et nuit avec des filets faits de douceur et d’autres choses, de même que, par la force, les poissons se nourrissent do poissons.
Et certes on dit aussi avec raison :
Les desseins des serpents, des méchants et de ceux qui volent le bien d’autrui, ne s’accomplissent pas : c’est à cause de cela que ce monde existe.
Le serpent de Sambhou, tourmenté par la faim, veut manger le rat de Ganapati ; le paon de l’ennemi de Krauntcha, le serpent ; et le lion de la fille de la montagne, le paon. Quand les serviteurs travaillent ainsi dans la maison de Sambhou même, comment alors cela n’aurait-il pas lieu dans celle d’un autre ? C’est là en effet l’étal naturel du monde.
Ensuite Karataka et Damanaka, qui étaient privés de la faveur du maître et avaient le gosier amaigri par la faim, délibérèrent ensemble. Là, Damanaka dit : Honorable Karataka, nous sommes maintenant tous deux devenus des subalternes. Ce Pingalaka, épris des discours de Sandjîvaka, s’est détourné de ses affaires, et toute sa suite s’en est allée. Par conséquent, que faire ? Karataka répondit : Quoique le maître ne fasse pas ce que tu lui dis, il faut néanmoins lui parler, afin qu’il n’y ait pas de ta faute. Car on dit :
Un roi même qui n’écoute pas doit être averti par ses ministres, comme fit Vidoura avec le fils d’Ambikâ pour qu’il n’y eût pas de sa faute.
Quand un roi ivre d’orgueil et un éléphant furieux marchent hors de la bonne route, les ministres et les cornacs qui sont près d’eux encourent le blâme.
Comme c’est toi qui as amené ce mangeur d’herbe auprès du roi, tu as tiré les charbons avec ta propre main. — Cela est vrai, reprit Damanaka ; c’est ma faute et non celle du roi. Car on dit :
Un chacal avec un combat de béliers, moi avec Âchâdhabhouti, et une entremetteuse avec l’affaire d’une autre, voilà trois fautes commises par soi-même.
Comment cela ? dit Karataka. Damanaka dit :
- Panchatantra 5