Le Mariage Rustebeuf, ou ci encommence li mariages Rutebuef.
E n l’an de l’incarnation,
VIII. jors après la nascion
Jhésu qui soufri passion,
En l’an soissante
Qu’arbres n’a foille , oisel ne chante,
Fis-je toute la rien dolante
Qui de cuer m’aime ;
Mis li musars musart me claime.
Or puis filer, qu’il me faut traime ;
Mult ai à faire.
Diex ne fist cuer tant de put’aire,
Tant li aie fet de contraire
Ne de martire,
S’il en mon martire se mire,
Qui ne doie de bon cuer dire :
« Je te claim cuite. »
Envoier .i. homme en Egypte,
Ceste dolor est plus petites
Que n’est la moie;
Et je qu’en puis se je m’esmoie ?
L’en dit que fols qui ne foloie
Pert sa seson :
Suis-je mariez sanz reson?
Or n’ai ne borde ne meson.
Encor plus fort :
l’or plus doner de reconfort
A cels qui me héent de mort,
Tel fame ai prise
Que nus fors moi n’aime ne prise,
Et s’estoit povre et entreprise (1)
Quant je la pris.
A ci mariage de pris,
C’or sui povres et entrepris
Ausi comme ele,
Et si n’est pas gente ne bele.
L. anz a en s’escuele,
S’est maigre et sèche :
N’ai pas paor qu’ele me trèche.
Despuis que fu nez en la grèche
Diex de Marie
Ne fu més tele espouserie.
Je sui toz plains d’envoiserie,
Bien pert à l’uevre.
Or dira l’en que mal se prueve
Rustebuef qui rudement oevre :
L’on dira voir,
Quant je ne porai robe avoir.
A toz mes amis faz savoir
Qu’il se confortent :
Plus bel qu’il porront se déportent;
A cels qui tels novèles portent
Ne doingnent gaires.
Petit dout mès provos ne maires :
Je cuit que Diex li débonaires
M’aime de loing;
Bien l’ai prové à cest besoing;
Là sui où le mail met le coing :
Diex m’i a mis.
Or faz feste à mes anemis,
Duel et corouz à mes amis.
Or du voir dire,
Se Dieu ai fet corouz ne ire,
De moi se puet jouer et rire
Que biau s’en vange.
Or me covient froter au lange ;
Je ne dout privé ne estrange
Que il riens m’emble;
N’ai pas busche de chesne ensamble :
Quant g’i sui si à fou et tramble (2)
N’est-ce assez ?
Mes pos est brisiez et quassez
Et j’ai toz mes bons jors passez.
Je qu’en diroie ?
Nis la destruction de Troie
Ne fu si grant comme est la moie !
Encore i a,
Foi que doi Ave Maria,
S’onques nus hom por mort pria,
Si prît por moi :
Je n’en puis mès se je m’esmoi.
Avant que viegne avril ne may
Vendra quaresme :
De ce puis bien dire mon esme.
De poisson autant com de cresme
Aura ma fame ;
Grant loisir a de sauver s’âme :
Or géunt por la douce Dame,
Qu’ele a loisir,
Et voist de haute eure gésir,
Qu’el n’aura pas tout son désir,
C’est sanz doutance.
Or soit plaine de grant soufrance,
Que c’est la plus grant porvéance
Que je i voie.
Par cel Seignor qui tout avoie ,
Quant je la pris petit avoie
Et ele mains :
Je ne sui pas ouvriers des mains ;
L’en ne saura jà où je mains
Por ma poverte :
Jà n’i sera ma porte ouverte,
Quar ma meson est trop déserte
Et povre et gaste,
Sovent n’i a ne pain ne paste.
Ne me blasmez se je me haste
D’aler arrière,
Que jà n’i aurai bele chière :
L’en n’a pas ma venue chière
Se je n’aporte;
C’est ce qui plus me desconforte,
Que je n’ose huchier à ma porte
A vuide main .
Savez comment je me demain :
L’espérance de lendemain
Ce sont mes festes.
L’en cuide que je soie prestres,
Quar je faz plus sainier de testes
(Ce n’est pas guile)
Que se je chantaisse Évangile.
L’en se saine parmi la vile
De mes merveilles.(3)
.On les doit bien conter aus veilles :
Il n’y a nules lor pareilles ,
Ce n’est pas doute.
Il pert bien que je n’i vi goute ;
Diex n’a nul martir en sa route
Qui tant ait fet.
S’il ont esté por Dieu deffet,
Rosti, lapidé ou detret,
Je n’en dout mie
Que lor paine fu tost fenie ;
Mes ce durra toute ma vie
Sanz avoir aise.
Or pri à Dieu que il li plaise
Geste dolor, ceste mésaise
Et ceste enfance
M’a tort à vraie pénitance,
Si qu’avoir puisse s’acointance .
Amen.
Notes sur le fabliau par Achille Jubinal – 1839.
1. Entreprise, embarrassée, gênée. C’est du moins dans ce sens que doit être entendu le mot enlrepris,qui se trouve trois vers plus bas ; mais ici son féminin signifie peut-être : enceinte. Ce qui semble autoriser cette explication, c’est que Rutebeuf dit que sa peine commença avec le mariage, et qu’elle commença en lune plaine.N’y aurait- il pas dans le dernier mot de cette phrase une allusion à l’étal dans lequel le poète prétend que sa femme se trouvait lorsqu’il l’épousa ?
2. Ces deux vers contiennent un singulier jeu de mots. Rutebeuf dit : Je n’ai pas deux bûches de chêne ensemble, et je suis là comme fou et tremblant, (tramble); mais ce passage doit s’entendre aussi, car telle a été certainement l’intention du trouvère, de la façon suivante : Je n’ai pas deux bûches de chêne ensemble, car je suis là avec du hêtre (fou, fagus) et du tremble. — Ce sont deux sortes de bois différents.
3. Ne pourrait-on pas inférer de ce passage qu’à la date de cette pièce (1260) Rutebeuf avait déjà composé son Miracle de Théophile, et peut-être plusieurs autres pièces du même genre qui ne nous sont point parvenues ?
Je ne sais en effet, dans le cas contraire, si de simples fabliaux et quelques pièces satiriques auraient pu lui avoir sitôt procuré la réputation dont il parle, et surtout s’il eût pu se vanter, grâce à quelques vers profanes, de faire signer plus de têtes que s’il chantait Évangile. Remarquons en outre que ce passage prouve qu’avant 1260 Rutebeuf avait déjà composé un certain nombre de merveilles, comme il dit. Il nous resterait à savoir lesquelles.