Mlle Catherine Bernard
Poétesse et fabuliste XVIIº – Le Mérite et la Fortune
Le Mérite, cadet de fort bonne maison,
Et l’infante Fortune, opulente héritière,
Par les liens d’hymen furent unis, dit-on,
Au bon vieux temps : c’était-là la manière.
Entr’eux point de débat, point de dissension ;
Il n’était bruit partout que de leur union.
Jamais on ne voyait Fortune sans Mérite ;
Mérite sans Fortune était cas surprenant :
C’était même chose illicite.
La mode, hélas ! n’en est plus maintenant.
Tant pis, car après tout, l’hymen était sortable,
L’époux était bien fait, insinuant, aimable ;
L’épouse avait de grands attraits,
Et du comptant : que faut-il davantage ?
Comptant lui seul, tient lieu des plus beaux traits
Au demeurant l’humeur un peu volage,
C’était le seul défaut dont on pût la taxer ;
Mais Mérite, fin personnage,
Mieux que tout autre avait su la fixer.
Pour un cadet, une telle alliance
Devait sans doute avoir de grands appas,
Si de tout bien la jouissance
A la longue n’ennuyait pas.
Chez ce couple charmant accoutrent à toute heure
Gens de toute condition :
L’Intérêt joint à l’Inclination,
Les attirait à leur demeure,
D’où l’on ne sortait point sans admiration.
Mérite, beau diseur, enchantait tout le monde ;
C’était lui qu’on louait, Fortune n’était rien.
Cependant c’était de son bien
Qu’il faisait largesse à la ronde ;
Largesse à qui, tout bien compté,
Il devait le bonheur de se voir tant vanté.
Devenu fier de cette préférence,
Il croit Fortune indigne de son cœur.
Pour elle plus d’égard, de soin, de déférence :
C’était mépris, c’était hauteur,
Même ne regardait souvent la pauvre infante,
Que comme il aurait fait sa très-humble servante.
Qu’on juge si ce trait dut bien fort la piquer.
Elle était femme, elle était méprisée,
Pour moins l’on pourrait se choquer.
Elle en fut si scandalisée,
Que sur le champ, sans dire adieu,
Elle délogea du dit lieu.
Vous jugez bien qu’elle trouva retraite :
Gens d’affaires tous des premiers
La recueillirent volontiers.
J’oubliais qu’en partant elle fit maison nette,
Laissant au Mérite pour bien,
Ou peu de chose, ou même rien.
Ce coup ne le toucha que de la bonne sorte ;
Qu’y perdait-il ? un assez faible appui ?
Sans elle il comptait bien de retenir chez lui
Des courtisans la flatteuse cohorte.
Il se trompa : hors quelques vrais amis
Tout, jusqu’aux gens de bien déserta du logis ;
Du côte de Fortune, & des sots & des sages,
On vit tourner tous les hommages.
Ce n’est pas tout, il se voit à son tour
Réduit à lui faire sa cour.
Cette vengeance a pour elle des charmes.
On fait assez que pareil incident
Mérite, de dépit, en verse maintes larmes,
Mais ses soupirs sont superflus :
A la porte on le laisse à loisir se morfondre :
Pour achever même de le confondre,
Il voit le Crime admis, & lui seul reste exclus.
Le Mérite et la Fortune
Mlle Catherine Bernard – 1662 – 1712