Lorsqu’un amant éperdument épris
A tout à coup, pour regarder sa belle,
Cette fixité des prunelles
Qu’on voit aux possédés et aux pauvres d’esprit :
— N’aurez-vous pas bientôt fini, dit-elle,
De faire devant moi des yeux de merlan frit ? —
Entre l’amant et sa cruelle,
Un merlan,
Avec ses yeux blancs,
Etait justement là, dans un plat, sur la table,
Où, pour elle et lui, tous les deux,
On avait préparé ce festin d’amoureux ;
Et le merlan aux yeux indésirables : —
C’est mal, réplique-t-il à la méchante enfant,
De tenir ces propos moqueurs et décevants
Devant
L’amour émerveillé dont vous êtes la cause ;
Et parbleu j’en sais quelque chose :
Des yeux de merlan frit, mes yeux, avez-vous dit ?
U est vrai, mais sachez aussi,
Sachez que point je n’attendis,
Pour faire ces yeux-là, l’effet de la la friture.
C’est la poissonnière nature
D’être toujours silencieux ;
Mais, par le truchement des yeux,
On s’affirme aussi bien ou sincère, ou parjure,
On ne s’en exprime que mieux !
Heureux,
Qui, par delà la mort regarde son amante
De la même façon amoureuse et pressante,
Mort ou vivant, morte ou vivante !
Sans discours superflu mes yeux sont les témoins, —
Ne croyez pas que je me vante,
Et plutôt que railler, serait-il pas besoin
De suivre et d’imiter mon exemple en ce point ? —
Mes yeux sont les témoins, souffrez qu’on le répète.
Que, pour ne pas parler, on n’en pense pas moins :
Les grandes amours sont muettes.
Qu’eux aussi, les poissons soient muets, ça se sait,
(On dit : muet comme une carpe),
Dans la vie, ils sont muets, mais
Dans les fables, après leur mort, ils se rattrapent.
“Le Merlan frit”