Fables et Légendes du Japon
Anonyme – contes orientaux – Le Moineau sans langue

Au village de Nagatani, vivaient autrefois, dans deux maisons voisines, un brave homme de vieux et une méchante vieille. Le premier s’appelait Nasakéji, la seconde Arababa. Le vieux aimait beaucoup les oiseaux. Il avait surtout pour les moineaux une préférence marquée. Un jour, il en dénicha un tout petit, le prit chez lui, l’apprivoisa, le nomma Bidori, et le soigna comme son fils. Or, écoutez ce qui arriva.
Un matin, le bon vieux était allé à la montagne, pour ramasser du menu bois. Pendant l’absence de son maître, le petit Bidori commit un méfait, bien excusable à son âge. Il alla becqueter de l’amidon que la vieille voisine avait déposé sur le devant de sa porte, et qu’elle destinait à la lessive. Arababa furieuse s’empara du moineau et, pour le punir, lui coupa la langue. L’oiseau, souffrant horriblement et fort ennuyé d’être devenu muet, ne voulut plus rester au village. Il se sauva, et alla retrouver sa mère, qui le reçut avec joie et se mit à le soigner.
Nasakéji revient de la montagne; il ne retrouve plus son cher Bidori. Étonné, il va prendre des informations chez la méchante voisine, qui lui raconte, avec un mauvais sourire, ce qui s’est passé.
Arababa s’empara du moineau et lui coupa la langue
Nasakéji est devenu tout triste. La maison lui paraît bien vide à présent. La solitude lui pèse. Un jour, il n’y tient plus. Il part à la recherche du moineau:
– Bidori, où es-tu? Où es-tu, Bidori? crie-t-il le long des routes et des sentiers.
Tout à coup, il entend un cri au-dessus de sa tête. Il lève les yeux et aperçoit un moineau déjà âgé, perché sur une branche d’arbre.
– N’êtes-vous pas Monsieur Nasakéji?
– Parfaitement, c’est moi. Et toi, qui es-tu?
– Moi? je suis la mère de Bidori.
– Pas possible? Et moi qui le cherche partout! Où est-il maintenant, mon petit moineau sans langue?
– Il est à la maison. Si vous voulez le voir, je vais vous y conduire, suivez-moi!
Nasakéji leva les yeux et aperçut un moineau perché sur une branche
Et l’oiseau prend son vol. Le vieillard, tout heureux à la pensée de retrouver son ami, court plutôt qu’il ne marche à sa suite. Il arrive ainsi à la demeure de l’oiseau.
C’est une grotte profonde, creusée dans le rocher. Un grand nombre de petits moineaux accourent en volant au devant du visiteur, et le saluent avec les signes de la plus grande joie. On le conduit à la pièce principale, où il retrouve Bidori. Celui-ci, plein de joie à la vue de son maître, vole sur ses épaules et, par mille caresses, lui témoigne son affection.
– Eh bien, lui dit le vieillard, veux-tu retourner avec moi! Je suis venu te chercher. Je m’ennuie depuis que tu n’es plus à la maison.
Bidori, n’ayant plus de langue, ne pouvait pas répondre. Sa mère répondit pour lui:
– Non, dit-elle, je ne veux pas que mon enfant retourne au village. La méchante vieille finirait par le tuer. Il restera ici, avec sa mère.
Ensuite, on fit asseoir Nasakéji sur un moelleux coussin; on lui servit le thé, puis on lui donna du poisson à manger et du saké à boire.
Quand il eut fini de manger, il voulut prendre congé de ses hôtes. On essaya de le retenir, mais il prétexta qu’il avait des affaires pressantes. Alors la mère de Bidori tira de son coffre deux boîtes en laque, une grande et une petite. Les présentant au vieillard, elle lui dit:
– Veuillez emporter une de ces deux boîtes, comme marque de ma reconnaissance pour l’affection que vous avez portée à mon fils. Choisissez celle qui vous conviendra le mieux.
Nasakéji, qui n’avait pas d’avarice, choisit la plus petite, disant qu’étant la moins lourde, elle était plus facile à porter. Puis il dit au revoir à Bidori, à sa mère et à tous les petits moineaux. On l’accompagna à la porte, où l’on se fit les saluts d’usage, et ils se séparèrent.
De retour chez lui, le vieillard ouvre la boîte. Quelle n’est pas sa surprise! Elle est pleine de diamants et de pierres précieuses. Tout joyeux de cette fortune qui lui arrive, il va de ce pas à la ville, vend tous ses trésors à un bijoutier, en retire une somme considérable. Avec cette somme, il s’achète un vaste champ, se fait construire une belle maison, et commence à mener une vie très heureuse.
La vieille Arababa, ayant appris comment son voisin était tout d’un coup devenu si riche, éprouva un violent désir de le devenir à son tour, par le même moyen. Elle s’informa donc avec précision de l’endroit où habitait ce moineau, qui faisait à ses visiteurs des cadeaux si splendides. Elle résolut d’aller le voir, pensant bien qu’à elle aussi, il donnerait une boîte.
Lorsqu’elle arriva à la grotte, les moineaux reconnurent tout de suite que c’était la méchante vieille qui avait coupé la langue à Bidori. Ils cachèrent tout d’abord ce qu’ils pensaient au fond du cœur. On la reçut fort poliment et on lui offrit à manger.
Puis, la mère tira de son coffre deux boîtes en laque, une grande et une petite, et pria la vieille d’en emporter une à son choix.
Arababa, qui n’était venue que dans cette intention, ne se sentit pas d’aise à la vue des deux boîtes. Pensant que la plus grande contenait beaucoup plus de trésors que l’autre, elle n’hésita pas une seconde, elle choisit la plus grande et quitta la grotte.
Vite, Arababa retourne chez elle, allègre et contente. En chemin, elle fait de magnifiques projets d’avenir. Elle ira habiter la ville, portera de beaux habits de soie, offrira de grands dîners aux dames du monde, se promènera en voiture… Toute pleine de ces idées, elle arrive chez elle, ferme bien la porte, pour qu’aucun œil indiscret n’aperçoive les trésors qu’elle porte, et vite entr’ouvre la boîte.
Une multitude de démons s’échappèrent de la boîte
Aussitôt voilà que de la boîte mystérieuse s’échappent en poussant des cris aigus, une multitude de démons. Ils se précipitent sur la vieille, pâle et muette d’épouvante. Ils s’emparent de tout ce qui leur tombe sous la main. L’un saisit un couteau de cuisine et coupe d’un seul coup la langue d’Arababa. Un autre prend des tisons ardents et les lui enfonce dans les yeux. Un troisième s’empare d’une corde et lui en applique de violents coups. Enfin un quatrième saisit une massue et assomme la vieille qui ne tarde pas à expirer au milieu d’indicibles souffrances.
Morale: quand un moineau gracieux vous offrira deux boîtes, prenez toujours la plus petite.
« Le Moineau sans langue »
Fables et contes japonais par Claudius Ferrand en 1903