Émile Pagès ou Louis Bergeron
Journaliste, écrivain et fabuliste XIXº – Le mouchard et l’ouvrier
Imitation de la fable de Lafontaine : Le Loup et le Chien.
Un ouvrier n’avait que les os et la peau,
Tant l’ouvrage allait à vau-l’eau.
Cet ouvrier rencontre un limier de police,
Gras, bien mis, décoré, qui faisait son service.
Empoigner le brave ouvrier
Eût fait l’affaire du limier :
Mais il fallait un prétexte plausible.
Il s’approche donc poliment,
Glose sur le gouvernement,
Trouve le peuple trop paisible.
Notre homme lui répond : « De quoi vous plaignez-vous ?
Votre sort, dites-moi, n’est-il point assez doux ?
— « Il ne tiendrait qu’à vous, mon frère,
D’être heureux comme moi, réplique le limier.
Croyez-moi, changez de métier :
Le vôtre ne doit pas vous plaire ;
Car sans vouloir vous faire affront,
A peine vous gagnez un modique salaire
A la sueur de votre front.
Suivez-moi, vous aurez un destin plus prospère. »
— L’ouvrier dit : « Que me faudra-t-il faire ?
— Oh ! mon Dieu, presque rien : Flâner matin et soir,
Tout observer, tout entendre, tout voir,
Puis en causer avec le maître ;
Moyennant quoi vous allez être
Bien logé, bien mis, bien nourri,
Partout bien fêté, bien chéri. »
Notre nigaud déjà se félicite
De sa prochaine réussite.
En cheminant avec son conducteur,
Il aperçoit la croix-d’honneur
Suspendue à sa boutonnière.
« Qu’est-ce cela, lui dit-il ? — Oh ! rien, une misère.
— « Mais encore ? — Un ruban que je dois afficher.
» — Ne pouvez-vous donc le cacher ?
— » Le cacher ? hélas ! non, pas toujours, mais qu’importe ?
— » Il importe si bien, que de ce bel emploi »
Je ne veux en aucune sorte
» Et ne voudrais pas même, à ce prix, être roi. »
Cela dit, l’ouvrier s’enfuit saisi d’effroi
Émile Pagès ou Louis Bergeron