Gros-Jean s’en revenait de la ville voisine.
Où de monsieur le président
Il avait remonté l’office et la cuisine.
Chargé d’ennuis, léger d’argent,
Il regagnait pas à pas sa chaumière.
Où l’attendait peut-être le sergent.
Devant lui cheminait à vide
Son serviteur, son fidèle baudet.
Qui doucement se prélassait,
Et d’une langue un tant soit peu timide
Tondait l’herbe sur son chemin,
Craignant à tout moment d’éveiller le gourdin.
Peu pressé d’arriver. Gros Jean le laissait faire ;
Ou, pour parler plus justement,
Tout occupé de sa propre misère,
Il oubliait pour un moment
De tourmenter la pauvre bête.
Qui ne s’était jamais trouvée à telle fête.
Ah ! s’écriait le moins sage des deux,
Et c’est l’homme que je veux dire,
Mon sort est-il assez affreux ?
Il semble qu’ici-bas contre moi tout conspire.
Travailler tout le long du jour,
Sans avoir de repos pendant toute l’année ?
Bêcher, sarcler, arroser tour à tour
Un sol souvent ingrat: telle est ma destinée.
Et quand, malheureux que je suis!
A force de sueurs, de travail et de peines,
J’ai fait réussir quelques fruits,
Il faut porter les plus beaux par centaines
À monseigneur, dont je ne sais pourquoi
Le ciel m’a fait vassal. Tout le mal est pour moi.
Tout le bien est pour lui. Suis-je assez misérable ?
Et la nature en nous formant
Envers moi fut-elle équitable?»
Disant ces mots, notre manant.
De quelques coups assénés sur la tête,
Régale le baudet. « Ah ! dit la pauvre bête,
Vous croyez-vous plus juste en ce moment ?
Il vous sied bien de parler d’injustice,
Vous, qui me maltraitez sans aucune raison !
Avez-vous donc oublié mes services?
N’est-ce pas moi qui de chaque saison
Vous adoucit les travaux par mon zèle ?
N’est-ce pas moi qui, soumis et fidèle,
Porte tantôt le bois, et tantôt le fumier?
N’est-ce pas encor moi qui vous sert de coursier,
Quand vous allez voir Mathurin?
Ingrat! de tous vos biens ma peine est l’origine.
Est-ce ainsi qu’avec moi vous devez en agir ?
Des coups ! voilà ma récompense !…
Allez, vous devriez rougir
D’oser joindre, à l’oubli de la reconnaissance,
Des murmures envers les dieux.
Lequel de nous est le plus malheureux?
Cependant on m’a vu jusqu’ici me contraindre ;
J’ai porté mon bât sans me plaindre ;
Par mon exemple apprenez à souffrir. »
Pour un âne c’était assez bien discourir.
Il pouvait, par une ruade,
Riposter à son tour, mais il ne le fit pas.
Qui se plaint le plus ici-bas
N’est pas toujours le plus malade.
“Le Paysan et l’Âne”