Victor Cousin est un philosophe et homme politique français, né à Paris le 28 novembre 1792 et mort à Cannes dans les Alpes-Maritimes le 14 janvier 1867.
Jusqu’aux plus innocents souhaits.
Contre de telles gens, quant à moi, je réclame.
Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort ;
Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort.
» Les passions ont leur raison dans les besoins de l’humanité. Supprimez les passions, plus d’excès, il est vrai, mais plus de ressort : faute de vents, le vaisseau ne marche plus et s’enfonce bientôt dans l’abîme. Supposez un être auquel manque l’amour de lui-même, l’instinct de la conservation, l’horreur de la souffrance, surtout l’horreur de la mort, qui n’ait de goût ni pour le plaisir ni pour le bonheur, en un mot destitué de tout intérêt personnel, un tel être ne résistera pas longtemps aux innombrables causes de destruction qui l’environnent et qui l’assiègent; il ne durera pas un jour. Jamais une seule famille, jamais la moindre société ne pourra se former ni se maintenir. Celui qui a fait l’homme n’a pas confié le soin de sou ouvrage à la vertu seule, au dévouement et à une charité sublime : il a voulu que la durée et le développement de la race et de la société humaine fussent assis sur des fondements plus simples et plus sûrs, et voilà pourquoi il a donné à l’homme l’amour de soi, l’instinct de la conservation, le goût du plaisir et du bonheur, les passions qui animent la vie, l’espérance et la crainte, l’amour, l’ambition, l’intérêt personnel enfin, mobile puissant, permanent, universel, qui nous pousse à améliorer sans cesse notre condition sur la terre. »
Un Philosophe austère, et né dans la Scythie,
Se proposant de suivre une plus douce vie,
Voyagea chez les Grecs, et vit en certains lieux
Un sage assez semblable au vieillard de Virgile,
Homme égalant les Rois, homme approchant des Dieux,
Et, comme ces derniers satisfait et tranquille.
Son bonheur consistait aux beautés d’un Jardin.
Le Scythe l’y trouva, qui la serpe à la main,
De ses arbres à fruit retranchait l’inutile,
Ebranchait, émondait, ôtait ceci, cela,
Corrigeant partout la Nature,
Excessive à payer ses soins avec usure.
Le Scythe alors lui demanda :
Pourquoi cette ruine. Etait-il d’homme sage
De mutiler ainsi ces pauvres habitants ?
Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage ;
Laissez agir la faux du temps :
Ils iront aussi tôt border le noir rivage.
– J’ôte le superflu, dit l’autre, et l’abattant,
Le reste en profite d’autant.
Le Scythe, retourné dans sa triste demeure,
Prend la serpe à son tour, coupe et taille à toute heure ;
Conseille à ses voisins, prescrit à ses amis
Un universel abatis.
Il ôte de chez lui les branches les plus belles,
Il tronque son Verger contre toute raison,
Sans observer temps ni saison,
Lunes ni vieilles ni nouvelles.
Tout languit et tout meurt. Ce Scythe exprime bien
Un indiscret Stoïcien :
Celui-ci retranche de l’âme
Désirs et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu’aux plus innocents souhaits.
Contre de telles gens, quant à moi, je réclame.
Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort ;
Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort.
- Victor Cousin, 1792 – 1867, Le Philosophe Scythe vu par Victor Cousin.