Fier de sa charge magnifique,
Fier de porter, je ne sais où,
Pour je ne sais qui, l’or du Chili, du Pérou,
Et du Potose et du Mexique,
Un gros vaisseau marchand revenait d’Amérique.
Le joyeux équipage était des plus complets :
Passagers, matelots, soldats, maîtres, valets,
Favoris de Plutus, de Mars ou de Neptune,
L’emplissaient, l’encombraient de la cave au grenier,
Ou du fond de cale à la hune,
Pour parler en vrai marinier.
De Noé l’arche était moins pleine.
Un rat cependant grimpe à bord,
Et sans montrer de passe-port,
Sans saluer le capitaine,
S’établit parmi les agrès.
Un pareil commensal ne vit pas à ses frais.
Aussi, s’aperçoit-on, tant au lard qu’au fromage,
Grignotés, écornés par l’animal rongeur,
Qu’on nourrissait un voyageur,
Qui n’avait pas payé passage.
Le conseil de guerre entendu,
Vu l’urgence, un décret rendu
Hors la loi, met la pauvre bête.
En maint lieu, maint piège est tendu,
Et des mâts maint chat descendu
De maint côté se met en quête.
Le proscrit qui d’un coin oyait et voyait tout,
Et tremblait un peu pour sa tête,
Dès que le conseil se dissout,
Au patron, d’un peu loin, présente sa requête
Pitié, pardon, grâce, seigneur !
Je renonce à la friandise.
Foi de rat, foi d’homme d’honneur,
Je vous paierai le tort qu’à fait ma gourmandise.
Seigneur, qu’on me débarque au port le plus voisin,
J’y trouverai quelque cousin,
Ou rat de cave ou rat d’église,
Mais gens à vous payer tout prêts.
Le continent doit être près.
Que ce soit Angleterre, ou Chine, ou France, ou Perse,
J’ai par-tout là des intérêts
Ou de famille ou de commerce ;
J’ai par tout là crédit. — Ni crédit, ni pardons
Pour les escroqueurs de lardons,
Dit en jurant l’homme à moustache.
Force à la loi : Raton ! Minet ! Le rat se cache.
Gascon, fils de Normand, il savait plus d’un tour.
Mais à quoi bon ? La nuit, le jour,
Cerné, guetté, chassé, harcelé sans relâche,
Il ne mange, boit, ni ne dort.
Peut-il échapper à son sort ?
Par-tout on a mis des ratières,
Par-tout on a fait des chatières,
Par-tout la peur, par-tout la mort !
Elle est préférable à la vie,
De terreurs ainsi poursuivie !
Mourons donc, mais en homme ; et vengeons-nous d’abord.
Il dit, et de ses dents, meilleures que les nôtres,
Usant, limant, rongeant, perçant, en maint endroit,
La nef qui sur le Styx, s’en va voguer tout droit,
Dans l’abîme qu’il s’ouvre il entraîne les autres.
Je tiens même d’un souriceau,
Qu’heureux plus que Samson au jour de sa revanche,
A la ruine du vaisseau
Il échappa sur une planche.
En préceptes, lecteur ami,
Ce petit apologue abonde.
Si je l’en crois, en ce bas monde ;
Il n’est pas de faible ennemi.
De plus, le sage en peut induire,
Et l’homme puissant doit y voir
Qu’il est dangereux de réduire
Les petits même au désespoir.
“Le Rat et le Vaisseau”