Casimir Delavigne
Poète, dramaturge et fabuliste XVIIIº – Le ruisseau
Fable imitée du Russe
Guillot dans la rivière avait vu disparaître
Son favori, son jeune agneau,
Son agneau le plus cher,.. Était-ce le plus beau ?
Je ne sais ; quand on dit le favori du maître,
Dit-on toujours le meilleur du troupeau ?
Aux échos du vallon Guillot contait sa peine,
Un ruisseau l’entendit en parcourant la plaine,
Et fut sensible à ses douleurs.
« Ce pauvre agneau, dit-il ; quoi, toujours des malheurs !
« Et toujours la rivière !… Ah ! rivière inhumaine,
« Que tes flots, dans leur cours, ne sont-ils purs et clairs
« Comme l’onde que je promène,
« Au pied de ces peupliers verts !
« Les yeux du voyageur compteraient les victimes
« Qu’enferment dans leur profondeur
« Tes impitoyables abîmes,
« Et, ne fût-ce que par pudeur,
« Tu mettrais un terme à tes crimes.
« Si les dieux avaient eu quelque discernement,
« Je serais, et chacun eût chanté ma louange,
« Je serais fleuve !… Oh ! non, rivière seulement,
« Mais aussi grande que le Gange,
« Que j’aurais fait de bien!… Je me connais si bon ! »
Qui ! moi ! noyer quelqu’un ! qui ! moi ! me faire craindre !
« J’aurais rafraîchi le vallon
« Sans qu’une feuille eût à se plaindre,
« Sans qu’on m’eût reproché la mort d’un moucheron.
« Mon cours, toujours limpide et laissant voir le sable,
« À travers des épis, des gazons et des fleurs,
« Eût porté jusqu’aux mers une onde irréprochable,
« Qui jamais d’un berger n’aurait causé les pleurs ;
« Et si quelque poète, assis au pied d’un hêtre,
« D’un roi tout pacifique eût célébré le nom,
« D’un roi des temps passés, d’un roi digne de l’être,
« Il m’eût pris pour comparaison. »
Il dit, et c’était sa pensée,
J’aime à le croire ; mais soudain
Le jour pâlit, l’air siffle, et par un bruit lointain
La tempête s’est annoncée :
Elle éclate, et du haut des monts
La pluie à longs flots élancée,
De roc en roc roulant par bonds,
Court de ses torrents vagabonds
Grossir notre ruisseau, qui s’enfle, écume, gronde,
Se déborde en fureur dans les champs qu’il inonde.
Les épis sont noyés, et le chêne en éclats
Crie et s’écroule avec fracas.
Qu’a fait le parvenu de sa douceur première ?
Il se croit l’Océan, il veut tout ravager,
Il renverse, il entraîne et troupeaux et chaumière ;
Tout dans son sein profond s’abîme… et le berger
Qu’avait épargné la rivière.
Je sais plus d’un ruisseau qui marche pas à pas,
Qui se cache sous l’herbe en philosophe, en sage,
Sans rien dire à personne, ou qui se plaint si bas,
Si bas… que sans le voir on ne l’entendrait pas.
Pour qu’il roule à grand bruit la mort et le ravage,
Que lui faut-il de plus à cet humble ruisseau ?
Quelques pieds d’eau.
M. Casimir Delavigne