LOQMAN, LUKMAN le Sage
Charles NODIER
Le lendemain survint dans le même endroit le sage Lockman , le philosophe et le poète ; Lockman, l’amour des humains, le précepteur des peuples et le conseiller des rois, Lockinan qui cherchait souvent les solitudes les plus écartées pour y méditer sur la nature et sur Dieu.
Et Lockman marchait d’un pas tardif, parce qu’il étoit affaibli par son grand âge, car il avoit atteint, le même jour, le trois-centième anniversaire de sa naissance.
Lockinan s’arrêta au spectacle, qu’offraient alors les environs de l’arbre du désert et il réfléchit un instant.
« Le tableau que votre divine bonté montre a mes regards, s’écria-t-il enfin , renferme, ô sublime Créateur de toutes choses! d’ineffables enseignements, et mon âme est accablée, eu le contemplant, d’admiration pour les leçons qui résultent de vos œuvres, et de compassion pour les insensés qui ne vous connaissent point.
» Voilà un trésor, comme s’expriment les hommes, qui a peut-être coûté bien des fois à son maître le repos de l’esprit et de l’âme.
» Voila le kardouon qui a trouvé ces pièces d’or, et qui, éclairé par le faible instinct dont vous avez pourvu son espèce, les a prises pour des tranches de racines desséchées par le soleil.
» Voilà le pauvre Xaïloun, dont l’éclat des vêtements du kardouon avait ébloui les yeux, parce que son intelligence ne pouvait pas percer, pour remonter jusqu’à vous, les ténèbres qui l’enveloppaient comme les langes d’un enfant au berceau , et adorer, dans ce magnifique appareil, la main toute-puissante qui en décore à son gré les plus viles de ses créatures.
» Voilà le faquir bhoc, qui s’est fié à la timidité naturelle du kardouon et à l’imbécilité de Xailoun, pour rester seul possesseur de tant de biens, et se rendre opulent sur ses vieux jours.
» Voila le docteur Abhac, qui a compté sur le débat que devait exciter, au réveil, le partage de ces trompeuses vanités de la fortune pour se faire médiateur entre les prétendants, et s’attribuer double part.
» Voila le Roi des Sables qui est venu le dernier, en raidant des idées fatales et des projets de mort, à la manière accoutumée de ces hommes déplorables que votre grâce souveraine abandonne aux passions de la terre, et qui se promettait peut-être d’égorger les premiers venus pendant la nuit, autant que j’en peux juger par la violence désespérée avec laquelle sa main s’est fermée sur son kangiar.
» Et tous cinq se sont endormis pour toujours sous l’ombre empoisonnée de l’upas, dont un souille de votre colère a jeté ici les semences funestes du fond des forets de Java !
Quand il eut dit ce que je viens de dire, Lockman se prosterna, et il adora Dieu.
Et quand Lockman se fut relevé, il passa la main dans sa barbe, et il continua :
» Le respect qui est dû aux morts, reprit-il, nous défend de laisser leurs dépouilles en proie aux bêtes du désert. Le vivant juge le vivant, mais le mort appartient à Dieu.
Et il détacha de la ceinture de Xailoun la serpe du bûcheron pour creuser trois fosses.
Dans la première fosse il mit le faquir Abhoc.
Dans la seconde fosse il mit le docteur Abhac.
Dans la troisième fosse il enterra le Roi des Sables.
» Quant à toi, Xaïloun, continua Lockman, je t’emporterai hors de l’influence mortelle de l’arbre-poison, pour que tes amis, s’il t’en reste sur la terre depuis la mort du kardouon , puissent venir te pleurer sans danger à l’endroit où tu repose-ras; et je le ferai ainsi, mon frère, parce que tu as étendu ton manteau sur le kardouon endormi pour le préserver du froid.»
Ensuite Lockman emporta Xaïloun bien loin de là, et il lui creusa une fosse dans un petit ravin tout fleuri que les sources du désert baignaient souvent sans jamais l’inonder, sous des arbres dont les frondes flottantes au vent n’épanchaient autour d’elles que de la fraîcheur et des parfums.
Et quand cela fut fini, Lockman passa une seconde fois la main dans sa barbe; et, après y avoir réfléchi, Lockman alla chercher le kardouon, qui était mort sous I’arbre-poison de Java.
Après quoi Lockman creusa une cinquième fosse pour le kardouon au-dessous de celle de Xaîloun, sur un petit revers mieux exposé au soleil, dont les rayons naissants éveillent la gaieté des lézards.
» Dieu me préserve , dit Lockman, de séparer dans la mort ceux qui se sont aimés ! »
Il quand il eut parlé ainsi, Lockman passa une troisième fois sa main dans sa barbe; et, après y avoir réfléchi, Lockman retourna jusqu’au pied de l’arbre upas.
Après quoi il y creusa une fosse très-profonde, et il y enterra le trésor.
» Cette précaution, dit-il en souriant dans son âme, peut sauver la vie d’un homme ou celle d’un kardouon. »
Après quoi Lockman reprit son chemin avec une grande fatigue pour venir se coucher près de la fosse de Xaïloun , et il se sentit défaillir avant d’y arriver à cause de son grand âge.
Et quand Lockman fut armé à la fosse de Xaïlouu, il défaillit tout à fait, se laissa tomber sur la terre, éleva son âme vers Dieu, et mourut.
Ceci est l’histoire du sage Lockman.
- Contes, Charles Nodier – Charpentier, 1840.