Pañchatantra ou fables de Bidpai
3e. Livre – V. — Le Serpent et les Fourmis
Il y avait dans une fourmilière un grand serpent noir nommé Atidarpa. Ce serpent abandonna un jour le chemin ordinaire de son trou et chercha à sortir par un autre passage étroit. En sortant, à cause de sa grosseur et de la petitesse de l’ouverture, il se fit, par la volonté du destin, une blessure au corps. Puis il fut entouré de tous côtés et tourmenté par les fourmis, qui suivaient l’odeur du sang de la blessure. Il en tua quelques-unes et en blessa quelques autres. Mais, vu leur grand nombre, Atidarpa fut couvert d’une foule de larges blessures, eut tout le corps déchiré par les fourmis, et mourut.
Voilà pourquoi je dis :
Il ne faut pas lutter avec un grand nombre, car ceux qui sont nombreux sont difficiles à vaincre : des fourmis mangèrent un grand serpent, bien qu’il se tortillât.
Ainsi j’ai ici quelque chose à dire. Considérez cela et faites comme j’aurai dit. — Ordonne, dit Mégbavarna, on fera comme tu l’ordonneras, et pas autrement. — Mon enfant, dit Sthiradjivin, écoutez donc quel cinquième moyen j’ai médité, laissant de côté la conciliation et les autres. Traitez-moi comme si j’étais devenu un ennemi, menacez-moi en termes très-durs, barbouillez-moi avec du sang ramassé, de façon que les espions de l’ennemi ajoutent foi à cela ; jetez-moi en bas de ce figuier, allez-vous-en au mont Richyamoûka et restez-y avec votre suite jusqu’à ce que j’aie inspiré de la confiance à tous les ennemis par une manière d’agir très-bienveillante, que je me sois fait d’eux des amis, et qu’ayant atteint mon but et connaissant le milieu de la forteresse, je les lue pendant le jour, tandis qu’ils ne voient pas clair. Je sais très-bien qu’autrement il n’y a pas de succès pour nous, car cette forteresse, qui n’a pas de sortie, servira seulement à les faire tuer. Car on dit :
Les hommes savants en politique appellent forteresse ce qui a une sortie ; ce qui n’a pas de sortie est une prison sous l’apparence de forteresse.
Mais il ne faut pas que vous ayez de pitié pour moi. Et l’on dit :
Quand la guerre a lieu, un prince doit regarder comme du bois sec des serviteurs mêmes qu’il aime comme sa vie, qu’il protège et qu’il chérit.
Et ainsi :
Qu’il conserve toujours ses serviteurs comme sa vie, qu’il les nourrisse comme son corps, pour un seul jour où a lieu la rencontre de l’ennemi.
Par conséquent, il ne faut pas que vous m’empêchiez dans cette affaire.
Après avoir ainsi parlé, il commença à se quereller sans sujet avec Méghavarna. Puis les autres serviteurs du roi, quand ils virent Sthiradjivin parler sans retenue, voulurent le tuer. Méghavarna leur dit : Ah ! cessez ! Je châtierai bien moi-même ce méchant partisan de l’ennemi. Lorsqu’il eut dit ces mots, il monta sur Sthiradjivin, lui donna de légers coups de bec, l’arrosa de sang ramassé, et s’en alla avec sa suite au mont Richyamoûka, que son ministre lui avait indiqué.
Cependant la krikâlikâ, qui était espion de l’ennemi, rapporta au roi des hiboux tout le malheur du ministre de Méghavarna. Votre ennemi, dit-elle, maintenant épouvanté, s’en est allé quelque part avec sa suite. Le roi des hiboux, après avoir entendu cela, partit, à l’heure du coucher du soleil, avec ses ministres et ses serviteurs, pour détruire les corbeaux, et il dit : Hâtons-nous ! hâtons-nous ! un ennemi qui a peur et qui cherche à fuir est une chose que l’on obtient par ses bonnes actions. Et l’on dit :
Celui qui, à l’approche de l’ennemi, montre d’abord un côté faible et cherche en outre un refuge, est, dans son trouble, facile à soumettre pour les serviteurs d’un roi.
Parlant ainsi, il entoura de tous côtés le bas du figuier, et demeura là. Comme on ne voyait pas un corbeau, Arimardana, monté sur le bout d’une branche, le cœur joyeux, et loué par les bardes, dit à ses serviteurs : Ah ! cherchez leur chemin ; par quelle route les corbeaux ont-ils disparu ? Avant donc qu’ils se réfugient dans une forteresse, je vais les poursuivre et les tuer. Et l’on dit :
Celui qui veut vaincre doit tuer l’ennemi, lors même qu’il n’a pour abri qu’une clôture, et à plus forte raison quand il s’est réfugié dans une forteresse pourvue de tout le nécessaire.
Or en cette occurrence Sthiradjîvin pensa : Si nos ennemis s’en vont comme ils sont venus, sans connaître mon aventure, alors je n’ai rien fait. Et l’on dit :
Ne pas commencer les choses est le premier signe d’intelligence, mener à bien ce qui est commencé est le second signe d’intelligence.
Il vaut donc mieux ne pas commencer que de détruire ce qui est commencé. En conséquence, je vais leur faire entendre un cri et me montrer. Après avoir ainsi réfléchi, il poussa de faibles cris à plusieurs reprises. Entendant ces cris, tous les hiboux vinrent pour le tuer. Mais il dit : Ah ! je suis le ministre de Méghavarna, nommé Sthiradjîvin. C’est Méghavarna lui-même qui m’a mis dans un pareil état. Faites donc savoir à votre maître que j’ai beaucoup à m’entretenir avec lui.
Lorsque les siens lui eurent rapporté cela, le roi des hiboux, saisi d’étonnement, alla à l’instant même auprès de Sthiradjîvin, et dit : Hé, hé ! pourquoi es-tu dans cet état ? Raconte cela. — Majesté, répondit Sthiradjîvin, écoutez pourquoi je suis dans cette situation. Le jour passé, ce méchant Méghavarna, par affliction à cause des nombreux corbeaux tués par vous, pris de chagrin et saisi de colère contre vous, s’était mis en route pour combattre. Alors je dis : Maître, il n’est pas convenable pour vous de marcher à cause de cela. Ils sont forts, et nous sommes faibles. Et l’on dit :
Que le faible, s’il désire la prospérité, ne souhaite pas, même dans son cœur, la guerre avec celui qui est très-fort ; car, comme celui qui est excessivement fort n’est pas tué, celui qui agit comme la sauterelle périt évidemment.
Il est donc convenable de lui donner des présents et de faire la paix avec lui. Et l’on dit :
Le sage, quand il voit un ennemi fort, doit donner même tout ce qu’il possède pour conserver la vie ; lorsque la vie est conservée, la richesse revient.
Après qu’il eut entendu cela, il fut irrité contre moi par des méchants, et, me soupçonnant d’être de votre parti, il me mit dans cet état. Ainsi vos pieds sont maintenant mon refuge. A quoi bon un long récit ? Dès que je pourrai marcher, je vous conduirai dans sa demeure et je causerai la perte de tous les corbeaux.
Quand Arimardana eut entendu cela, il tint conseil avec ses ministres, qui lui venaient par héritage de son père et de son grand-père. Or il avait cinq ministres, savoir : Raktâkcha, Krourâkcha, Dîptâkcha , Vakranâsa et Prâkârakarna . Alors il questionna d’abord Raktâkcha : Mon cher, voici maintenant que le ministre de l’ennemi est tombé entre mes mains ; que faut-il donc faire ? — Majesté, répondit Raktâkcha, qu’y a-t-il là à réfléchir ? Il faut le tuer sans délibérer ; Car
Un ennemi faible doit être tué avant qu’il devienne fort ; quand il a acquis toute sa force, il devient ensuite difficile à vaincre.
En outre, il y a dans le monde un dicton : Si la Fortune est venue d’elle-même et qu’on la néglige, elle maudit. Et l’on dit :
Quand le temps se présente une fois à l’homme qui le désire, il est difficile è retrouver pour cet homme lorsqu’il veut faire l’œuvre.
Et l’on entend raconter ce qui suit :
Vois le bûcher allumé et mon chaperon brisé : l’amitié renouée après avoir été rompue n’augmente pas en affection.
Comment cela ? dit Arimardana. Raktâkcha raconta :
“Le Serpent et les Fourmis”
- Panchatantra 34