Autrefois le soc et l’épée
Se rencontrèrent dans les champs.
De sa noblesse elle tout occupée,
Ne sembloit pas appercevoir les gens.
Le soc donne un salut, sans que l’autre le rende.
Pourquoi, dit-il, cette fierté ?
L’ignores-tu ? Belle demande !
Tu n’es qu’un roturier, je suis de qualité.
Eh ! D’où prends tu, dit-il, ta gentilhommerie ?
Tu ne fais que du mal ; je ne fais que du bien :
Mon travail et mon industrie
De l’homme entretiennent la vie ;
Toi, tu la lui ravis, bien souvent sur un rien.
Petit esprit, âme rampante,
Dit l’épée ; est-ce ainsi que pensent les grands cœurs ?
Oüi, répondit le soc ; on a vu des vainqueurs
Remettre à la charuë une main triomphante :
Témoins les romains nos seigneurs.
Mais sans moi, dit la demoiselle,
Ces romains eussent-ils subjugué l’univers ?
Rome n’étoit qu’un bourg ; on n’eût point parlé d’elle,
Si mon pouvoir n’eût mis le monde dans ses fers.
Tant pis ; elle eût mieux fait de se tenir tranquille,
Répondit maître soc, belle nécessité ;
Que l’univers devînt l’esclave d’une ville
Que de sa vaste cruauté
Elle effrayât l’Europe, et l’Afrique, et l’Asie !
Eh ! Pourquoi, s’il vous plaît, à quelle utilité ?
Pour une ambition que rien ne rassasie
Trouves-tu donc cela digne d’être vanté ?
L’épéeau bout de sa logique,
Appelle enfin maître soc en duel.
Te voilà ; battons-nous : c’est tout ton rituel,
Dit le soc : quant à moi, ce n’est pas ma pratique ;
Je travaille, et ne me bats point :
Mais, un tiers entre nous pourroit vuider ce point.
Prenons la taupe pour arbitre ;
Comme Thémis elle est sans yeux,
L’air grave et robe noire ; on ne peut choisir mieux.
Chacun au juge expose alors son titre.
La nouvelle Thémis les entend de son trou :
Et le tout bien compris, prononce cet adage :
Qui forgea le soc étoit sage,
Et qui fit l’épée étoit fou.
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, Le Soc et l’Epée.