Martin servoit un financier.
Un jeune étudiant étoit le fils du maître ;
Et le valet et l’ecolier
Étoient amis autant qu’on le peut être.
Parfois ensemble ils raisonnoient :
De quoi ? Des maîtres et des pères.
Sur le tapis sans cesse ils les tenoient.
Les maîtres sont de vrais corsaires,
Disoit Martin ; jamais aucun égard pour nous ;
Aucune humanité : pensent-ils que nous sommes
Des chiens, et qu’eux seuls ils sont hommes ?
Des travaux accablans, des menaces, des coups,
Cela nous vient plus souvent que nos gages.
Quelle maudite engeance ! Eh ! Mon pauvre Martin,
Les pères sont-ils moins sauvages ?
Disoit l’étudiant. Reprimandes sans fin,
Importune morale, ennuyeux verbiages :
Fous qu’ils sont du soir au matin,
Ils voudroient nous voir toûjours sages.
Forçant nos inclinations,
Veut-on être d’épée ? Ils nous veulent de robe :
Quelque penchant qu’on ait il faut qu’on s’y dérobe,
Pour céder à leurs visions.
Non, il n’est point d’espéce plus mauvaise
Que l’espéce de pere, insiste l’ecolier.
Et Martin soûtenant sa thése,
Pour les maîtres veut parier.
Aussi long-tems qu’ensemble ils demeurerent,
Ce fut leur unique entretien.
Mais enfin ils se séparerent ;
Chacun fit route à part. Martin acquit du bien,
D’emplois en emplois fit si bien
Qu’il devint financier lui-même ;
Eut des maisons ; que dis-je ? Eut des palais ;
Table exquise et d’un luxe extrême,
Grand équipage, et peuple de valets.
L’écolier d’autre part hérite de son père ;
Augmente encor ses biens ; prend femme ; a des enfans
Le temps coule ; ils sont déjà grands :
Martin devenu riche, il le fit son compere :
Aussi bons amis qu’autrefois ;
Ils raisonnoient encor. Quelle étoit leur matière ?
Les valets, les enfans. ô la pésante croix,
Dit monsieur de la martiniere,
(car le nom de Martin étoit cru de trois doigts ; )
Quel fardeau que des domestiques !
Paresseux, ne craignant ni menaces, ni coups,
Voleurs, traîtres, menteurs, et médisans iniques,
Ils mangent notre pain et se mocquent de nous.
Ah ! Dit le pere de famille,
Parlez-moi des enfans ; voilà le vrai chagrin.
Ils ne valent tous rien, autant garçon que fille ;
L’une est une coquette, et l’autre un libertin.
Nul respect, nulle obéïssance ;
Nous nous tuons pour eux, point de reconnoissance.
Quand mourra-t-il ? Ils attendent l’instant ;
Et se trouvent alors débarrassés d’autant.
Ces gens eussent mieux fait peut-être
De n’accuser que l’homme, et non point les états :
Il n’est bon valet ni bon maître,
Bon pere, ni bon fils ; mauvais dans tous les cas ;
Il suit la passion, l’intérêt, le caprice ;
Ne laisse à la raison aucune autorité :
Et semblable à lui-même en sa diversité,
C’est toûjours égale injustice.
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, Le Valet et l’Ecolier.