Fables et Légendes du Japon
Anonyme – contes orientaux – Le vase de Kompéito
Le maire du village de Karazaki célébrait les noces de sa fille. Fonctionnaires, propriétaires et rentiers de l’endroit étaient invités au festin. Assis en rond sur les nattes, ils se passaient l’un à l’autre, sans interruption, la traditionnelle tasse de saké. La conversation allait bon train. Traits d’esprit et jeux de mots sortaient tout pétillants de ces bonnes têtes de paysans excitées par la précieuse liqueur.
Il y avait, parmi les convives, un brave et honnête vieillard, qui s’appelait Goroyémon. Il était d’une tempérance telle, que la seule odeur du saké lui donnait mal au cœur. Il ne buvait donc pas. Or, on s’ennuie beaucoup, quand on ne boit pas à un repas de noces. Le vieillard s’ennuyait donc. Le maître de la maison s’en aperçut. Il appela aussitôt une de ses servantes, et lui ordonna d’apporter le vase de Kompéito.
Je dois expliquer deux choses au lecteur, sans l’explication desquelles, il aurait une certaine peine à comprendre ce récit. La première, c’est qu’on appelle au Japon du nom gracieux de Kompéito de petits bonbons en sucre, blancs ou roses, comme nos dragées de France; la seconde, c’est que le vase de Kompéito, que le maître de la maison se fit apporter par sa servante, était une petite jarre, dont le col assez étroit, pouvait donner passage à une main d’homme. Cela dit, je continue.
La servante apporta le vase de Kompéito
La servante apporte donc le vase de Kompéito. Le maître de la maison le présente poliment au vieillard:
– Puisque vous ne buvez pas, lui dit-il, mangez donc sans façon quelques Kompéito. Cela vous distraira.
Le vieillard repousse cette offre, car, pour être poli et faire bien les choses, il faut d’abord refuser le superflu que présente un maître de maison, même quand on éprouve une terrible envie de l’accepter. Enfin, cédant aux instances de ses voisins, il prend la jarre, la pose sur ses genoux, y plonge la main et saisit quelques Kompéito. Or, voilà que la main, qui est entrée si facilement, ne peut plus ressortir. Elle demeure là, prisonnière dans la jarre, et tous les efforts du bras au bout duquel elle est fixée, sont impuissants à l’en retirer.
– Holà! qu’avez-vous donc? demande un des voisins, frappé de l’étrange expression qu’a prise tout à coup le visage de Goroyémon.
– Oh! ce n’est rien, répond ce dernier, cherchant à conserver son calme, mais ennuyé de voir que sa mésaventure a des témoins. J’ai seulement un peu de difficulté à retirer ma main de ce vase!
– C’est curieux! reprend l’autre. Attendez donc, je vais vous aider.
Là-dessus, le voisin complaisant prend la jarre des deux mains, en appuie fortement le fond contre sa poitrine, et la serrant solidement:
– Une, deux, trois, tirez! dit-il.
Le pauvre Goroyémon tire bien tant qu’il peut: vains efforts! La main récalcitrante refuse toujours de sortir.
Les convives, tout d’abord intrigués et amusés de l’étrangeté et du comique de la scène, ne peuvent retenir un immense éclat de rire.
Le vieillard, lui, ne riait point. La honte et la douleur se lisaient sur son visage.
– Ma main gonfle, dit-il tout à coup d’une voix tremblante.
Le voisin complaisant prend la jarre des deux mains
Les convives commencent à s’inquiéter. L’un parle d’envoyer à l’instant chercher un médecin. Un autre propose un rebouteur. Le maître d’école du village, qui, depuis un moment, contemplait sans rien dire le tableau, se lève tout à coup, et d’un geste solennel imposant silence à l’assemblée, lui adresse, d’une voix magistrale, le petit discours suivant:
– Pourquoi vous troubler ainsi, Messieurs? La chose n’en vaut vraiment pas la peine. Vous n’êtes pas sans avoir plus ou moins entendu raconter l’histoire du fameux Shiba Onkô! En deux mots, la voici: Shiba Onkô, encore enfant, s’amusait un jour sur le bord de la mer, avec plusieurs de ses jeunes camarades. Il y avait, sur le rivage, une urne en terre de dimensions énormes. Que faisait là cette urne? L’histoire ne le dit pas. Toujours est-il, Messieurs, que le plus jeune des enfants, s’étant imprudemment assis sur le rebord du vase, se laissa choir dedans. Il y tomba, en poussant un cri de terreur. Ses camarades effrayés s’enfuirent de toute la vitesse de leurs jambes. Shiba Onkô ne bougea pas. Maître de lui-même, et gardant tout son calme, il reste près de la victime. Il réfléchit longtemps au moyen de sauver son petit camarade. Bientôt un trait de lumière traverse son esprit. S’éloignant de quelques pas, il ramassé une grosse pierre, la lance de toutes ses forces contre l’urne. Celle-ci fut brisée et le prisonnier en sortit sain et sauf.
Cette histoire, Messieurs, présente, à mon avis, de frappantes analogies avec la situation gênante du bon M. Goroyémon. Il ne s’agit pas d’un enfant prisonnier dans une urne, il est vrai! mais qu’importe? La main est aussi nécessaire au corps de l’homme, que l’enfant est nécessaire à la famille. Allons! je prends sur moi le rôle de Shiba Onkô. Mais ce n’est pas avec une pierre du rivage, que je briserai le vase de Kompéito, c’est avec ceci, Messieurs!
Et il montra sa pipe, sa petite pipe à tuyau de bambou et à fourneau de fer.
Le magister, d’un coup sec, fit voler en éclats, le vase de Kompéito
Tout le monde avait, en silence, écouté l’éloquent pédagogue. Le vieillard, dont la main était toujours prisonnière, et le voisin complaisant, qui tenait la jarre, étaient restés immobiles, dans la même position.
Le digne magister a fini de parler. Il s’avance solennel, tenant sa pipe de la main droite, comme un ancien samuraï tenait levée son épée, quand il allait couper le cou à quelque manant impoli. Il relève le bord de sa manche, qui pourrait le gêner dans c
ette opération délicate. Puis, jetant un regard circulaire sur les convives:
– Messieurs, dit-il d’une voix sacramentelle, cette jarre est un ustensile de valeur. Mais elle est moins précieuse que la main de ce vieillard!
Il dit, et d’un coup sec, il fait voler en éclats le vase de Kompéito. Les Kompéito effrayés se répandent sur la natte, semblables à des flocons de neige…
Un grand éclat de rire part au même instant de tous les coins de la salle. La main du vieux Goroyémon apparaît aux yeux de tous, et l’on comprend alors pourquoi tout à l’heure, elle refusait de sortir…
Elle tient encore fortement serrés une dizaine de Kompéito, qui en avaient augmenté le volume, et qu’elle n’avait pas songé à lâcher!
« Le vase de Kompéito »
Fables et contes japonais par Claudius Ferrand en 1903