Un dragon qui habitait une crevasse de rocher avait fait connaissance avec un paysan du voisinage, « Sois mon ami, lui a voit-il dit, je puis te rendre bientôt riche, et ne te demande pour cela que de m’apporter ici du lait deux fois par jour; mais songe aussi à m’être fidèle, car s’il t’arrive jamais de me trahir, je t’avertis d’ avance que tu t’en repentiras long-temps. »
Dès le lendemain effectivement le villain porta du lait à l’animal, et il en reçut en récompense une pièce d’or. De retour chez lui, il raconta son aventure à sa femme, et lui montra ce qu’il venait de recevoir. A la vue de cet or, l’imagination de l’épouse s’enflamme : elle suppose que le dragon a en sa possession un trésor immense,et conseille à son mari de le tuer, afin de s’emparer de tout à-la-fois. Le mari se laisse tenter : il prend une hache, se rend le soir au rocher avec du lait, puis, lorsqu’il voit le dragon occupé à boire, il lève sa hache pour le couper en deux; mais sa précipitation est telle que son coup, mal assené, porte sur le rocher, et que l’animal se retire sans blessure.
Celui-ci ne tarda pas à se venger. Dès la nuit même,le fils du traître, ses chevaux, ses bœuf, ses moutons, tout fut étranglé. Jugez quelle désolation quand notre homme se réveilla. Il s’en prit à celle dont le conseil perfide lui a voit attiré tous ces désastres; et la femme, qui en craignait d’autres encore, conseilla alors d’employer les excuses et d’aller demander grâce au dragon. Le villain s’en va donc de nouveau, avec du lait, se présenter à la crevasse. Là il se jette à genoux, et d’un air humble supplie l’animal d’accepter son présent.
« Sans doute c’est du poison que tu m’apportes là ? répond l’autre. N’ayant pu réussir hier avec la hache, tu crois un breuvage plus sûr apparemment? Retourne chez toi et n’approche jamais d’ici. La seule grâce que je peux t’accorder est de ne pas venger ton crime sur toi-même. Mais c’en est fait pour toujours entre nous deux. Tant que tu songeras à ton fils, tu dois me haïr, et je te craindrai, moi, tant que je verrai sur ce rocher l’empreinte de ta trahison. »
Notes :
Dans Esope, c’est le serpent qui est coupable. Il tue le fils d’un laboureur. Le paysan va pour le tuer, et il manque son coup. Quelque temps après, il retourne avec du pain, dans l’espérance que son ennemi aura tout oublié. Ce dernier lui répond, comme ci-dessus, qu’il ne peut plus y avoir d’amitié ni de conflance entre eux deux.
On connait le joli conte de Sénécé, le Kaïmak ou la Confiance perdue. “Le Villain et le Dragon”