Un peintre renommé fit un tableau bizarre
(Chez les artistes excellents
Pareil caprice n’est pas rare).
Celui-ci fut prôné sur la foi des talents ;
Car le goût peut dicter parfois nos jugements,
Mais le préjugé les prépare.
L’ouvrage avec le temps passa de mains en mains.
Admiré, négligé, mis au grenier… Qu’y faire ?
De ce que prisent les humains,
Si vous exceptez l’or, c’est le sort ordinaire.
Un jour un connoisseur fougueux,
Et soi disant grand antiquaire,
Dénicha dans un inventaire
Ce vieux chef-d’œuvre tout poudreux :
Quel trésor ! dit-il en lui-même :
Contours hardis, liberté de pinceau,
Rien de léché ; c’est juste ce que j’aime.
Tout me confond dans ce piquant morceau ;
Sentir son prix c’est le talent suprême ;
Mon cabinet n’aura rien de plus beau.
Un brocanteur lorgnoit sa contenance,
Et dit tout bas : Tu peux t’en détacher !
On met l’enchère, on crie, on fait silence ;
L’huissier ignare anime l’assistance :
Hé fi ! messieurs, ce n’est, en conscience,
Le quart du prix : il faut se l’arracher ;
C’est un Rubens, je m’y ferois hacher.
Ce ton d’oracle accroit la confiance :
Le brocanteur ému veut s’approcher ;
Mais, indigné de tant de résistance,
Le connoisseur sèche d’impatience,
Guette sa proie, ardent à raccrocher,
Triple l’enchère et fixe la balance ;
Il faut bien peu pour la faire pencher
Quand l’intérêt n’est plus d’intelligence.
Le vainqueur, d’un air satisfait,
Applaudissoit à sa conquête.
Ha ! messieurs, admirez ! Voyez quel air de fête !
Quel feu dans ces taureaux ! Saisissez bien l’effet.
J’y reconnois au moindre trait
Apollon berger chez Admete.
Voilà sa lyre, sa houlette :
Et Rubens ou moi l’avons fait.
Moi, dit le brocanteur jurant sur sa lorgnette,
J’y trouve un saint anachorète
Peint par Teniers… En vingt endroits
J’y vois pétiller sa palette.
Voici le nez du saint, sa barbe, sa couchette ;
Votre lyre n’est plus qu’un escabeau de bois,
Et vos bœufs l’animal qui porte sa clochette.
La dispute alloit s’échauffer…
Mais quoi, cette houlette ?… Est son bâton d’Hermite…
Ces peaux ?… Le capuchon tout prêt à le coeffer…
Et ce feu ?… Les tisons des suppôts de l’enfer.
Le connoisseur frémit, le brocanteur s’irrite ;
Quand, par un pur hasard, fraîchement débarqué
Le peintre, après vingt ans, arrive d’Italie.
Bon ! tu connoîtras ta folie,
Dit l’un. L’autre, d’un ton piqué
Repart : Tu seras démasqué.
Ça, monsieur, dit l’huissier, prenez le jour à gauche
Et jugez qui ; Teniers ou Rubens ?… Aucun d’eux,
Dit le peintre, et c’est une ébauche
Où je n’ai mis qu’une heure ou deux.
Mais le sujet du moins ?… Oui-dà ! C’est Polyphême.
Ce bâton, c’est l’épieu dont son oeil fut percé ;
Au fond de l’antre obscur, esquissé par moi-même,
L’affreux cyclope est renversé ;
Ici, c’est son troupeau qu’une frayeur extrême
Et que ses cris ont dispersé ;
Ce feu n’est point de trop, Homère l’a tracé ;
Et, par un heureux stratagème,
Sous un bélier Ulysse adroitement caché
S’échappe enfin, va chercher son navire.
Mais le tout, je l’avoue, est à peine ébauché.
L’assistance se prit à rire,
Et nos fiers connoisseurs s’esquivent sans mot dire.
Pareille scène arrivera toujours.
On se prévaut de quelques connoissances,
Et, s’étayant sur ce foible secours ,
On juge tout, procédés, bienséances ,
Auteurs, acteurs, et tableaux, et discours.
L’un croit voir blanc, l’autre noir au rebours
Tous deux ont tort ; malgré les apparences,
L’objet par eux est vu sous de faux jours.
L’homme sensé n’adopte aucun système,
Il pèse tout avec un soin extrême,
Admire peu, décide encore moins ,
Et c’est beaucoup quand aux yeux des témoins
Il peut à fond prononcer sur lui-même.
“Les Brocanteurs”