Pañchatantra ou fables de Bidpai
Livre troisième :
Ici commence le troisième livre, intitulé : la Guerre des Corbeaux et des Hiboux ; en voici le premier sloka :
Qu’on ne se fie pas à un ennemi précédemment combattu, même quand il est devenu ami. Vois la caverne pleine de hiboux consumée par le feu qu’y mirent les corbeaux.
On raconte ce qui suit :
- — Les Corbeaux et les Hiboux
Il est dans la contrée du Sud une ville appelée Mahilâropya. Il y avait près de cette ville un figuier garni de beaucoup de branches et couvert d’un feuillage très-épais. Et là habitait un roi des corbeaux, nommé Méghavarna , avec une nombreuse suite de corbeaux. Il y avait construit une forteresse et y passait le temps avec ses serviteurs. De même habitait aussi, dans une caverne de montagne qui lui servait de forteresse, un roi des hiboux, nommé Arimardana, avec une suite innombrable de hiboux. Et il venait la nuit et rôdait toujours tout autour du figuier. Le roi des hiboux, dominé par une vieille inimitié, tuait tout corbeau qu’il attrapait, et s’en allait. De cette façon, par ses attaques continuelles, il dépeupla peu à peu entièrement de corbeaux la forteresse de ce figuier. Et certes il en arrive ainsi. Car on dit :
Celui qui est indolent et ne fait pas attention à son ennemi et à une maladie qui s’étendent à volonté, en devient peu à peu la victime.
Et ainsi :
Celui qui ne détruit pas un ennemi et une maladie dès qu’ils se montrent, quelque fort qu’il soit, en devient plus tard la victime.
Mais un jour le roi des corbeaux convoqua tous les ministres corbeaux, et dit : Hé ! notre fier et persévérant ennemi vient toujours, à l’approche de la nuit, pareil au dieu de la mort, et détruit notre race. Comment donc lui résister ? Nous ne voyons certes pas pendant la nuit, et le jour nous ne découvrons pas sa forteresse pour y aller et l’attaquer. Dans cette situation, lequel de ces moyens convient-il donc d’employer : la paix, la guerre, la marche, la défensive, le recours à une protection, ou la duplicité ? Réfléchissez à cela et dites vite. Alors ils dirent : Sa Majesté a bien parlé en faisant cette question. Et l’on dit :
Même sans être questionné, un ministre doit dire ici-bas quelque chose ; mais quand il est questionné, il doit dire ce qui est vrai et bon, que cela plaise ou ne plaise pas.
Celui qui, lorsqu’on le questionne, ne donne pas un bon avis dont le résultat cause de la satisfaction, celui-là, quand même il est bon conseiller et agréable parleur, n’est regardé que comme un ennemi.
En conséquence il faut nous retirer à part et délibérer, ô roi ! afin de prendre là-dessus une décision et aussi d’agir.
Puis Méghavarna se mit à questionner un à un ses cinq ministres héréditaires, nommés Oudjdjîvin , Sandjivin , Anou-djîvin, Pradjîvin et Tchiradjîvin. Il questionna donc d’abord parmi eux Oudjdjîvin : Mon cher, dans cette situation, que penses-tu ? — Roi, dit celui-ci, avec celui qui est fort il ne faut pas faire la guerre : il est fort et il attaque au moment favorable. Car on dit :
La prospérité ne s’éloigne pas de ceux qui s’inclinent devant le plus fort et qui attaquent au moment favorable, de même que les rivières ne rétrogradent pas.
Et ainsi :
Il faut abandonner celui qui est honnête et respectable ; celui qui a quantité de frères, qui est fort et a remporté beaucoup de victoires, est un ennemi avec qui on doit faire la paix.
Il faut faire la paix même avec le méchant, si l’on voit risque de la vie, car, lorsque la vie est sauvée, tout est sauvé.
Comme il a été vainqueur dans beaucoup de batailles, à cause de cela surtout il faut faire la paix avec lui. Et l’on dit :
Quand celui qui a été vainqueur dans beaucoup de batailles fait alliance avec un autre, ce dernier, par la force de celui-là, soumet promptement ses ennemis.
Il faut désirer la paix même avec un égal ; la victoire dans la bataille est douteuse, et l’on ne doit rien faire qui offre des risques, a dit Vrihaspati.
La victoire dans la bataille est douteuse pour les hommes qui combattent ici-bas ; par conséquent il ne faut combattre qu’après avoir eu recours au troisième moyen.
Celui qui par orgueil ne fait pas la paix, et qui a été plus d’une fois battu même par son égal, est comme un pot de terre non cuite qui se heurte contre un autre ; il cause la perte de tous deux.
Combattre avec le fort cause la mort au faible ; comme une pierre qui a brisé un pot, le fort reste debout.
Et en outre :
Terre, ami et or sont les trois fruits de la guerre : s’il n’y a pas une seule de ces choses, il ne faut pas faire la guerre.
En fouillant un trou de rat plein de fragments de pierres, le lion brise ses griffes ou a pour profit un rat.
Aussi, là où il n’y a pas de profit, mais seulement une guerre nuisible, il ne faut pas soi-même engendrer la guerre ni la faire en aucune façon.
Attaqué par un plus fort, que l’on fasse comme le roseau, si l’on désire une prospérité qui ne tombe pas ; mais qu’on ne fasse jamais comme le serpent.
Car celui qui fait comme le roseau parvient à un grand bonheur ; celui qui fait comme le serpent ne mérite que la mort.
Que le sage se resserre comme la tortue et supporte même les coups ; mais lorsque le moment est venu, qu’il se dresse comme un serpent noir
Quand on est tombé dans une guerre survenue, qu’on y mette fin par la conciliation ; comme la victoire est inconstante, qu’on ne s’élance pas avec précipitation.
Et ainsi :
Il n’y a pas d’exemple qui prouve qu’on doive combattre avec celui qui est fort, car le nuage ne vient jamais contre le vent.
Oudjdjîvin conseilla ainsi la conciliation et la paix. Mais après avoir entendu cela, le roi dit à Sandjîvin : Mon cher, je désire entendre aussi ton avis. — Majesté, dit celui-ci, il ne me semble pas bon que l’on fasse la paix avec un ennemi. Car on dit :
Avec un ennemi il ne faut pas conclure l’alliance même la plus étroite : l’eau, même très-chaude, éteint le feu.
Et en outre il est cruel, excessivement avide et injuste. Par conséquent vous devez surtout ne pas faire la paix avec lui. Car on dit :
Il ne faut nullement faire alliance avec celui qui n’a ni loyauté ni justice : même étroitement uni, il change bientôt de dispositions par l’effet de sa méchanceté.
A cause de cela il faut faire la guerre avec lui : c’est mon avis. Car on dit :
Un ennemi cruel, avide, indolent, déloyal, négligent, craintif, léger, sot et dédaignant de combattre, est facile à détruire.
De plus, nous avons été maltraités par lui. Si donc nous parlons de paix, il n’en montrera encore que plus de fureur. Et l’on dit :
Avec un ennemi contre lequel on doit employer le quatrième moyen, la conciliation est un tort : quel est le sage qui verse de l’eau sur quelqu’un atteint d’une fièvre accompagnée de transpiration ?
Les paroles de conciliation enflamment au contraire un ennemi furieux, comme des gouttes d’eau jetées vivement dans du beurre ardent.
Et dire que l’ennemi est fort, cela n’a pas non plus de raison. Car on dit :
Un faible qui a du courage et de l’énergie tue un ennemi qui est fort, de même que le lion obtient l’empire sur l’éléphant.
Il faut détruire par la ruse les ennemis qu’on ne peut détruire par la force, comme Bhîma, sous la forme d’une femme, tua les Kitchakas.
Et ainsi :
Les ennemis se soumettent à un roi impitoyable comme au dieu de la mort, car les ennemis estiment pareil à un brin d’herbe un souverain compatissant.
Celui qui par sa force ne détruit pas une force puissante à quoi est-il bon, cet être né inutilement, ce ravisseur de la jeunesse de sa mère ?
La Fortune qui n’a pas les membres barbouillés du safran du sang de l’ennemi, quelque belle qu’elle soit, ne donne pas la joie du cœur à ceux qui sont intelligents.
Quel éloge mérite la vie du souverain dont le territoire n’est pas arrosé du sang des ennemis et des larmes de leurs femmes ?
Sandjîvia conseilla ainsi la guerre. Mais, après avoir entendu cela, le roi questionna Anoudjîvin : Mon cher, toi aussi fais connaître ton avis. — Majesté, dit celui-ci, ce méchant est excessivement fort et pervers. Par conséquent avec lui la paix et la guerre ne sont pas bonnes ; la marche seule conviendrait. Car on dit :
Avec celui qui est fier de sa force, méchant et pervers, ce n’est ni la paix ni la guerre, mais seulement la marche, que l’on approuve.
Il y a deux sortes de marche : l’une est la défense de celui qui a peur ; l’autre est la marche de celui qui veut vaincre, et s’appelle attaque.
C’est en kârtika ou en tchaitra, et non à une autre époque, que l’on approuve, pour celui qui veut vaincre et qui est très-brave, la marche dans le pays de l’ennemi.
Toutes les saisons sont bonnes pour donner l’attaque, quand l’ennemi est dans le malheur et a des côtés faibles.
Après avoir mis sa ville en bon état de défense avec des braves fidèles et très-forts, qu’il aille ensuite dans le pays de l’ennemi, auparavant sondé par des espions.
Vâyou, suivant les autres. Ce passage fait allusion à la manière dont il s’introduisit dans le camp des Kîtchakas, déguisé en danseuse.
Celui qui, sans connaître d’approvisionnements, d’armée alliée, d’eau, d’herbe, va dans le pays de l’ennemi, ne revient plus dans son propre pays.
En conséquence il est convenable pour vous de faire retraite. De plus, ni guerre ni paix avec ce méchant, qui est fort. D’ailleurs les sages font retraite en considération d’un motif particulier. Car on dit :
Si le bélier recule, c’est pour attaquer ; le lion même se contracte de colère pour s’élancer. Renfermant l’inimitié dans leur cœur et délibérant en secret, les sages, quand ils méditent quelque chose, supportent tout.
Et en outre :
Celui qui, à la vue d’un ennemi fort, quitte son pays, celui-là, s’il vit, redevient possesseur de la terre comme Youdhichthira.
Le faible qui montre de l’orgueil et combat avec un plus fort accomplit le désir de celui-ci et la ruine de sa propre famille.
Par conséquent, lorsqu’on est attaqué par un fort, c’est le moment de la retraite, et non de la paix ni de la guerre.
Anoudjîvin conseilla ainsi la retraite. Mais après avoir entendu ses paroles, le roi dit à Pradjîvin : Mon cher, toi aussi dis ton avis.— Majesté, répliqua celui-ci, la paix, la guerre, la marche, toutes trois, ne me semblent pas à propos, et la défensive principalement me paraît bonne. Car on dit :
Le crocodile, quand il a atteint sa demeure, dompte un gros éléphant même ; écarté de sa demeure, il est vaincu même par un chien.
Et en outre :
Celui qui est attaqué par un fort, qu’il ait soin de rester dans une forteresse, qu’il y demeure et qu’il appelle ses alliés pour qu’ils le délivrent, L’homme qui, en apprenant l’arrivée de l’ennemi, a le cœur saisi de crainte et abandonne sa demeure, n’y habite plus de nouveau.
Gomme un serpent qui n’a pas de dents et un éléphant qui n’a pas d’exsudation de rut, ainsi un roi qui est sans demeure est facile à atteindre pour tout le monde.
Un seul homme même, s’il reste à sa place, peut combattre contre cent ; aussi, quand même les ennemis sont forts, qu’il n’abandonne pas sa place.
Fais donc une citadelle forte, garnie de bons guerriers et d’une armée alliée, entourée de murs et de fossés, et munie d’armes et d’autres choses.
Reste toujours au milieu de cette forteresse, résolu à combattre ; si tu vis, tu obtiendras l’extrémité de la terre, ou si tu meurs, tu iras au ciel.
Et en outre :
Les faibles mêmes, réunis en un seul lieu, ne sont pas tués par celui qui est fort, de même que les plantes serrées les unes contre les autres ne sont pas renversées par un vent contraire.
Un arbre isolé, quoique grand, solidement planté de tous les côtés, peut être renversé violemment par le vent.
Mais les arbres qui sont rassemblés, solidement plantés de tous les côtés, ne sont pas abattus par un vent impétueux, parce qu’ils sont réunis en un seul lieu.
Ainsi les ennemis regardent un seul homme, quand même il a de la bravoure, comme aisé à vaincre, et lui font du mal ensuite.
L’avis de Pradjivin fut ainsi ce qu’on appelle la défensive. Après avoir entendu cela, le roi dit à Tchiradjivin : Mon cher, toi aussi dis ton avis. — Majesté, dit celui-ci, entre les six moyens le recours à une protection me semble le meilleur. Il faut donc employer ce moyen. Car on dit :
Sans aide, quoique puissant, que fera celui qui est fort ? Quand il n’y a pas de vent, le feu qui brûle s’éteint de lui-même.
L’union est la meilleure chose pour les hommes, et surtout avec un ami : privés de leur pellicule, les grains de riz ne poussent pas.
Par conséquent il faut que vous restiez ici, et que vous recherchiez la protection de quelque fort qui apporte remède à votre malheur. Mais si vous quittez votre demeure et si vous vous en allez ailleurs, alors personne ne vous prêtera assistance, même seulement avec une parole. Car on dit :
Le vent est le compagnon du feu qui brûle les forêts, et il éteint une lampe : qui a de l’amitié pour le faible ?
Cependant il n’est pas absolument nécessaire que l’on cherche la protection d’un fort seulement ; la protection des faibles même est une sauvegarde. Car on dit :
Comme un bambou réuni avec d’autres, bien serré, entouré de bambous, ne peut être brisé, ainsi en est-il d’un roi même faible.
Mais si l’on a la protection du plus grand, alors que dire ? Et l’on dit :
Pour qui l’union avec un grand homme n’est-elle pas une cause d’élévation ? Sur une feuille de lotus, l’eau acquiert l’éclat de la perle.
Ainsi, excepté le recours à une protection il n’y a aucun remède. Il faut donc chercher une protection : c’est mon avis.
Tel fut le conseil de Tchiradjîvin. Mais après qu’on eut ainsi parlé, Méghàvarna s’inclina devant l’ancien ministre de son père, nommé Sthiradjivin , lequel était vieux et avait lu tous les ouvrages de politique, et il lui dit : Père, si j’ai interrogé ceux-ci jusqu’à présent, bien que tu sois ici, c’est pour examiner la question, afin que, ayant tout entendu, tu dises ce qu’il convient de faire. Indique-moi donc ce qui est convenable. — Mon enfant, dit celui-ci, tous ces ministres ont parlé d’après les traités de politique. Tout cela est bon quand c’est approprié à son temps ; mais c’est le moment de la duplicité. Car on dit :
Qu’on se tienne toujours avec défiance, en paix comme en guerre, et qu’on ait recours à la duplicité contre un ennemi méchant et très-fort.
Ainsi l’ennemi est facilement détruit par ceux dont il se défie, s’ils excitent sa cupidité et lui inspirent de la confiance. Et l’on dit :
Les sages fortifient quelquefois l’ennemi même qu’ils veulent faire périr : augmenté par la mélasse, le flegme est aisément détruit par cet accroissement.
Et ainsi :
L’homme qui est franc envers les femmes, un ennemi, un mauvais ami, et surtout envers les prostituées, ne vit pas.
Envers les dieux, tes brahmanes, et envers son précepteur spirituel aussi, il faut agir avec franchise ; avec le reste il faut avoir recours à la duplicité.
La franchise est toujours excellente chez les ascètes qui se livrent à la méditation, mais pas chez les gens qui désirent la fortune, ni surtout chez les rois.
Si donc vous avez recours à la duplicité, cela ira bien pour vous. L’ennemi, adonné à la cupidité, ne vous chassera pas. Au reste, si vous voyez en lui quelque côté faible, vous irez et vous le tuerez. — Père, dit Mégbavarna, je ne connais pas sa retraite ; comment donc reconnaîtrai-je son côté faible ? — Mon enfant, répondit Sthiradjivin, je découvrirai non-seulement sa demeure, mais aussi son côté faible, au moyen d’espions. Et l’on dit :
Les vaches voient par l’odeur ; les brahmanes voient par les Védas ; les rois voient par les espions ; les autres hommes, par les yeux.
Et l’on dit ainsi à ce sujet :
Un roi qui, par des espions secrets, connaît les familiers de son côté à lui et surtout du côté de l’ennemi, n’éprouve pas d’infortune.
Père, dit Méghavarna, qu’appelle-t-on familiers, et quel en est le nombre ? Et de quelle sorte sont les espions secrets ? Apprends-moi tout cela. Sthiradjîvin répondit : A ce sujet le vénérable Nârada a dit au roi Youdhichthira : Du côté de l’ennemi il y a dix-huit familiers ; de son côté à soi, quinze. Il faut connaître chacun d’eux au moyen de trois espions secrets. Quand on les connaît, on est maître de son côté à soi et du côté de l’ennemi. Et le sage Nârada a dit à ce sujet à Youdhichthira :
Connais-tu, oui ou non, chacun par trois espions inconnus, les dix-huit familiers chez les autres et les quinze de ton côté à toi ?
Par le mot familier on désigne ici celui qui est chargé d’une fonction. Si donc un de ces familiers est méprisable, alors il cause la perte du souverain ; et s’il est excellent, alors il sert à l’élévation du roi. C’est à savoir, du côté de l’ennemi : le ministre, le prêtre de la famille, le général, le prince royal, le portier, l’intendant du gynécée, celui qui donne les ordres, celui qui organise les réunions, celui qui place, celui qui indique, celui qui conduit, le compagnon, le surintendant des chevaux, le surintendant des éléphants, le surintendant du trésor, le gouverneur de la forteresse, le serviteur favori et le garde des forêts. Par leur trahison on vient bientôt à bout de l’ennemi. Et de son côté à soi, c’est à savoir : la reine mère, la reine, le serviteur du gynécée, le jardinier, le garde du lit, le surintendant des espions, l’astrologue, le médecin, celui qui porte l’eau, le porteur de bétel, le précepteur, le garde du corps, le quartier-maître, le porte-parasol et la courtisane. Par le moyen de leur inimitié, on a la ruine de son côté à soi. Et par conséquent :
Le médecin, l’astrologue et le précepteur sont les meilleurs espions de son côté à soi, de même que les montreurs de serpents et les hommes ivres savent tout chez les ennemis.
Père, dit Méghavarna, pour quel motif existe-t-il une si mortelle inimitié entre tous les corbeaux et les hiboux ? — Mon enfant, répondit Sthiradjîvin, un jour jadis tous les oiseaux, cygnes, grues, perroquets, kokilas, paons, tchâtakas, hiboux, pigeons, colombes, perdrix francolines, geais bleus, vautours, alouettes, karâyikâs, syâmâs, grimpereaux, pouchkaras et autres, s’assemblèrent et se mirent à délibérer avec inquiétude : Ah ! le fils de Vinatâ est pourtant notre roi, et, attaché à Vâsoudéva, il n’a aucun souci de nous. Par conséquent, à quoi bon ce souverain inutile qui ne nous protège pas, nous qui sommes inquiétés par les filets des chasseurs et par d’autres malheurs ? Car on dit :
On doit servir seulement quiconque renouvelle sans trouble tout ce qui périt, comme fait le soleil à la lune.
Mais tout autre souverain ne l’est que de nom. Et l’on dit : Même par des serviteurs honnêtes et sans bassesse, qui ont, comme les poissons, des yeux aussi lumineux que ceux des dieux, un roi stupide est promptement conduit à sa perte.
Celui qui ne protège pas les créatures tremblantes de peur et toujours tourmentées par les ennemis est sans aucun doute, sous la forme d’un roi, le dieu de la mort.
Que l’homme sage abandonne, comme un bateau brisé sur l’eau, un précepteur spirituel qui n’explique pas, un prêtre de famille qui n’étudie pas, un roi qui ne protège pas, une épouse qui parle durement, un vacher qui aime le village et un barbier qui aime la forêt.
Réfléchissons à cela et faisons roi des oiseaux quelque autre volatile.
Ensuite ils dirent tous, en regardant un hibou qui avait de belles formes : Que ce hibou soit notre roi. Que l’on apporte donc toutes les choses essentielles et convenables pour le sacrer des rois. Puis après que de l’eau de différents lieux saints eut été apportée ; qu’une quantité de cent huit racines, tchakrânkitâ, sahadévî et autres, eut été amassée ; qu’un trône eut été dressé ; qu’un globe de la terre eut été fait, sur lequel étaient peintes les mers et les montagnes des sept îles ; après qu’une peau de tigre eut été étendue ; que des vases d’or eurent été remplis de cinq rameaux, de fleurs et de grains ; que les objets d’heureux présage, miroir et cetera, eurent été apprêtés ; tandis que les brahmanes les plus versés dans la pratique des Védas, les premiers entre les chanteurs de louanges, récitaient continuellement ; que des jeunes filles chantaient les principaux chants de bénédiction ; après qu’un plat de grains, composé de moutarde blanche, de grain frit, de gorotchanâ, et orné de fleurs, de coquillages, et cetera, eut été préalablement préparé ; lorsque la purification des armes et autres cérémonies furent accomplies ; pendant que les instruments qui annoncent le bonheur résonnaient ; au moment où le hibou, pour être sacré, s’asseyait sur le trône dressé au milieu d’un portique orné de bouse de vache et autres choses, un corbeau, annonçant son entrée par un horrible croassement, vint de quelque part dans l’assemblée. Ah ! pensa-t-il, que signifie cette grande fête dans laquelle sont réunis tous les oiseaux ? Les oiseaux, quand ils le virent, se dirent entre eux : Ah ! voilà le plus adroit des oiseaux, le corbeau, qui se fait entendre. Et l’on dit :
Parmi les hommes, le barbier est rusé ; parmi les oiseaux, le corbeau ; parmi les animaux qui ont des dents, le chacal ; et parmi les ascètes, le mendiant blanc.
Il faut donc prendre aussi son avis. Et l’on dit :
Les plans de conduite médités de beaucoup de manières, avec beaucoup de sages, et bien pesés et examinés, ne se perdent en aucune façon.
Le corbeau s’approcha et leur dit : Hé ! que signifient cette nombreuse réunion de monde et cette grande fête extraordinaire ? — Hé ! dirent les oiseaux, il n’y a pas de roi des oiseaux. En conséquence tous les oiseaux sont en train de sacrer ce hibou roi de tous les volatiles. Donne donc aussi ton avis. Tu es arrivé à propos. Mais le corbeau dit en riant : Ah ! cela n’est pas convenable, que, quand il existe des oiseaux éminents, le paon, le cygne, le kokila, le tchakravâka, le perroquet, le canard, le hârîtaka, le sârasa et autres, on sacre ce hibou au hideux visage. Aussi ce n’est pas mon avis. Car
Nez crochu, yeux de travers, air méchant et désagréable, tel est son visage quand il n’est pas en colère ; comment est ce visage lorsqu’il est en fureur ?
Si nous faisons roi le hibou, affreux par nature, très-cruel, méchant et désagréable, quelle prospérité aurons-nous ?
D’ailleurs, quand le fils de Vinatâ est notre souverain, pourquoi ce hibou est-il fait roi ? Eût-il même des qualités, néanmoins, puisque nous avons un souverain, il ne serait pas bon d’en faire encore un autre. Car on dit :
Un seul et puissant roi est une cause de bien pour la terre, de même qu’à la fin d’un âge beaucoup de soleils causent ici-bas du malheur.
Et puis, par le nom seul de ce souverain, vous deviendrez invincibles pour les ennemis. Et l’on dit :
En se servant seulement du nom de ceux qui sont éminents et en se faisant un maître, ceux qui sont abjects ont le bonheur devant eux à l’instant même.
Et ainsi :
Par le nom des grands on arrive au comble de la prospérité : au moyen du nom de la lune, les lièvres vécurent heureux dans leurs demeures.
Comment cela ? demandèrent les oiseaux. Le corbeau raconta :
“Les Corbeaux et les Hiboux”
- Panchatantra 30