Les frères jardiniers avoient par héritage
un jardin dont chacun cultivoit la moitié ;
liés d’ une étroite amitié,
ensemble ils faisoient leur ménage.
L’ un d’ eux, appelé Jean, bel esprit, beau parleur,
se croyoit un très grand docteur ;
et Monsieur Jean passoit sa vie
à lire l’ almanach, à regarder le temps
et la girouette et les vents.
Bientôt, donnant l’ essor à son rare génie,
il voulut découvrir comment d’ un pois tout seul
des milliers de pois peuvent sortir si vite ;
pourquoi la graine du tilleul,
qui produit un grand arbre, est pourtant plus petite
que la fève qui meurt à deux pieds du terrain ;
enfin par quel secret mystère
cette fève qu’ on sème au hasard sur la terre
sait se retourner dans son sein,
place en bas sa racine et pousse en haut sa tige.
Tandis qu’ il rêve et qu’ il s’ afflige
de ne point pénétrer ces importants secrets,
il n’ arrose point son marais ;
ses épinard et sa laitue
sèchentsur pied ; le vent du nord lui tue
ses figuiers qu’ il ne couvre pas.
Point de fruits au marché, point d’ argent dans la bourse ;
et le pauvre docteur, avec ses almanachs,
n’ a que son frère pour ressource.
Celui-ci, dès le grand matin,
travailloit en chantant quelque joyeux refrain,
béchoit, arrosoit tout du pêcher à l’ oseille.
Sur ce qu’ il ignoroit sans vouloir discourir,
il semoit bonnement pour pouvoir recueillir.
Aussi dans son terrain tout venoit à merveille ;
il avoit des écus, des fruits et du plaisir.
Ce fut lui qui nourrit son frère ;
et quand Monsieur Jean tout surpris
s’ en vint lui demander comment il savoit faire :
mon ami, lui dit-il, voici tout le mystère :
je travaille, et tu réfléchis ;
lequel rapporte davantage ?
Tu te tourmentes, je jouis ;
qui de nous deux est le plus sage ?
Notes sur la Fable :
Cette fable nous rappelle celle intitulée le Chat et le Miroir fable que M. Jean n’avait sans doute pas lue ; car il n’aurait pas perdu son temps à chercher ce qu’il ne pouvait comprendre; il aurait bonnement cultivé son jardin. — Ces deux frères, dont l’un fait le bel esprit et l’autre travaille sérieusement, ont des imitateurs partout, même chez les enfants. Les uns, beaux parleurs, se croient déjà très-grands docteurs; ils veulent savoir pourquoi le maître a donné tel devoir à faire telle leçon à apprendre. « A quoi sert-il d’écrire tant de devoirs ?A quoi sert-il d’apprendre des fables par cœur? » Ces enfants-là perdent leur temps à raisonner, et comme M, Jean ils ne cultivent point leur esprit, qui reste stérile. Les autres se contentent de travailler gaiement, sous la direction du maître, sans demander: « pourquoi ceci? pourquoi cela? » Ils ne négligent aucun devoir. Ils sèment dans leur âme de bonnes idées, dont ils recueilleront plus tard les fruits. Aussi tout vient à merveille dans leur intelligence; ils ont la vertu, la science, et les plaisirs. Nous n’avons pas besoin de dire lesquels de ces enfants sont les plus sages. Ah! mes petits amis, gardez-vous d’imiter M. Jean, le jardinier bel-esprit ! (Les deux Jardiniers)