Ils étaient deux marins, l’un jeune et l’autre vieux,
Qui fondaient sur les flots des projets merveilleux,
Et leurs regards fouillaient au loin la mer profonde.
Ils se voyaient déjà maîtres de tout un monde,
Possesseurs d’un riche trésor :
Perles, rubis, diamants, mines d’or.
Le premier dit : « Ma foi, je tente l’aventure,
Un vent favorable paraît,
J’entends son souffle heureux vibrer dans la mâture.
Mes hommes sont dispos, et mon navire prêt ;
Je pars : je me confie à mon heureuse étoile.
Adieu! je vais mettre à la voile. »
L’autre lui dit : « Craignez la mauvaise saison.
Voyez là-bas, à l’horizon,
Cette fine et sombre nuée;
La lune cette nuit avait l’aspect changeant,
Et je voyais flotter une pâle buée
Autour de son disque d’argent.
J’ai navigué beaucoup, j’ai vu plus d’un orage;
Modérez les ardeurs d’un imprudent courage.
Ce ciel brumeux est inclément :
Si vous partez en ce moment,
“Vous allez tout droit au naufrage. »
Le jeune homme pensa : « Vraiment, le pauvre vieux,
Il radote avec sa science!
Ma force et mon talent font mieux
Que son antique expérience.
D’ailleurs rien n’obscurcit la pureté des cieux,
Et sa prophétie importune
Ne m’empêchera pas de suivre ma fortune… »
Il partit : le vieillard avait prédit son sort: ”
Jamais le beau vaisseau ne put toucher le port,
La mer en quelque endroit pour lui s’est entr’ouverte,
Et les flots ont gardé le secret de sa perte.
Ah ! jeunes gens au cœur léger,
Vous ne verrez les jours prospères,
Que si les leçons de vos pères
Vous avertissent du danger.
Et l’autre, le vieillard, l’homme d’expérience?…
Eh bien! il attendait toujours.
Rien ne lassait sa patience.
L’irréparable temps marche et poursuit son cours;
Mais chaque aurore amène une crainte nouvelle,
Danger nouveau qui se révèle :
Ce sont les sinistres Autans;
Les rudes Aquilons sur les flots inconstants;
La mer est trop tranquille; espérons quelque brise;
N’abandonnons rien au hasard.
Enfin il fixe le départ.
Tout lui sourit et tout le favorise.
De vivres prudemment pourvu
Le navire a marché selon l’ordre prévu.
Après quatre longs mois on aperçoit la terre :
Notre homme touche au but qu’il avait tant rêvé.
A lui tous les trésors de l’île solitaire!
Et son espoir est achevé…
Et maintenant, vieillard, va compter ta richesse !
Entasse ton bonheur sur tes genoux tremblants,
Goûte les fruits moisis de ta lente vieillesse,
Mets des fleurs dans tes cheveux blancs.
Tu fus prudent, tu fus habile,
Mais un bâton soutient tes pas,
Et tu portes déjà, triomphateur débile,
Sur ton front ravagé la marque du trépas.
Pourquoi ce dur travail, cette rude souffrance,
A rêver chaque jour quelque destin plus beau,
Si le suprême but de ta longue espérance
Est de t’approcher du tombeau ?
Le jeune téméraire, en sa folle entreprise,
Ne suit pas les leçons du vieillard qu’il méprise;
Mais, quand il devient sage à son tour, et vieillard,
Les temps sont accomplis, et le fruit vient trop tard.
“Les deux Marins”