Analyse littéraire : Les deux Rats, le Renard et l’œuf, Louis Moland, 1872
« A cette époque, dit Walckenaer, Descartes et ses disciples avaient, par leurs arguments, donné une réputation de nouveauté à une question de métaphysique bien ancienne : celle qui concerne l’âme des bêtes. On avait publié de part et d’autre des traités que La Fontaine n’avait pas lus. Mais il avait, chez Mme de la Sablière, entendu débattre ces matières par Bernier et par d’autres savants ; et, comme une telle question l’intéressait vivement, il y rêva de son côté, et voulut aussi en parler, mais à sa manière et dans son langage naturel, c’est-à-dire en vers. C’est dans ce but qu’il a écrit le discours qui forme la fable première du dixième livre. On l’a souvent, » avec raison, apporté en exemple pour prouver la flexibilité du talent de La Fontaine, et comme le premier essai heureux des muses françaises sur un sujet abstrait; mais ce que nous devons le plus remarquer dans ce discours, c’est l’extrême bonne foi du poète. Mme de la Sablière était cartésienne, et La Fontaine, qui en savait sur ces matières beaucoup moins qu’elle, voulait être cartésien; aussi commence-t-il par un pompeux éloge du maître.
Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu
Chez les païens, et qui tient le milieu Entre l’homme et l’esprit, comme entre l’huître et l’homme Le tient tel de nos gens, franche bête de somme.
Il reproduit ensuite très-bien les arguments de Descartes; mais, comme ils tendent à prouver que les bêtes sont de pures machines, et que cette conclusion révolte le bon sens naturel de notre poète, il expose ses doutes, et cite plusieurs traits d’intelligence de divers animaux, qui démontrent, par induction, le contraire de ce qu’il a déduit par raisonnement. »
La Fontaine aurait pu ajouter aux traits qu’il rapporte pour prouver l’intelligence des animaux celui_ que renferme la fable xxvii d’Avianus : Cornix et Urna. Une corneille qui a soif trouve un vase au fond duquel il y a un peu d’eau, mais elle n’y peut atteindre. Elle porte dans l’urne des cailloux qui font monter le niveau de l’eau et elle apaise sa soif.
Conf. aussi tome 1, p. 167, et plus loin fable IV du livre XI.
L’anecdote suivante que raconte Joseph Pardewe prouverait chez les rats plus que de l’intelligence :
« J’étois ce matin dans mon lit à lire : j’ai été interrompu tout à coup par un bruit semblable à celui que font les rats qui grimpent entre une double cloison et qui tâchent de la percer. Le bruit cessoit quelques moments et recommençoit ensuite. Je n’étois qu’à deux pieds de la cloison ; j’observois attentivement. Je vis paroître un rat sur le bord d’un trou; il regarde sans faire aucun bruit et, ayant aperçu ce qui lui convenoit, il se retire. Un instant après, je le vis reparaitre; il conduisoit par l’oreille un autre rat plus gros que lui, et qui paroissoit vieux. L’ayant laissé sur le bord du trou, un autre jeune rat se joint à lui ; ils parcourent la chambre, rainassent des miettes de biscuit qui, au souper de la veille, étoient tombées de la table, et les portent à celui qu’ils avoient laissé au bord du trou. Cette attention dans ces animaux m’étonna. J’observois toujours avec plus de soin ; j’aperçus que l’animal auquel les deux autres portoient à manger étoit aveugle et ne trouvoit qu’en tâtonnant le biscuit qu’on lui présentoit. Je ne doutai pas que les deux jeunes ne fussent ses petits, qui étoient les pourvoyeurs fidèles et assidus d’un père aveugle. J’étois dans une rêverie agréable, admirant toujours ces petits animaux, que je craignois qu’on n’interrompit. Une personne entra dans ce moment; les deux jeunes rats firent un cri pour avertir l’aveugle; et, malgré leur frayeur, ne voulurent pas se sauver que le vieux rat ne fût en sûreté. Ils rentrèrent à sa suite et ils lui servirent, pour ainsi dire, d’arrière-garde. » « Les deux Rats, le Renard et l’Œuf »
- Moland, Louis Émile Dieudonné – 1824 – 1899