Fables et poésies de Jean de La Fontaine
Une femme aimoit son mari¹.
Telles femmes ne vivent guères.
Celle-ci, qui n’avoit enfant, ni sœurs, ni frères,
Sur le point de mourir, fait venir un notaire.
Elle veut tout donner à son époux chéri,
Mais le moyen? La Loi, la Coutume est contraire.
On songe : Il faut, dit-on, un ami généreux.
Dont on fasse un dépositaire
Sous le titre d’un légataire.
» Moi, dit le mari, j’en ai deux:
L’un ‘ d’une sagesse exemplaire,
D’une exemplaire piété ;
L’autre moins dévot, moins austère,
Mais fort homme de probité.
Le choix fait ma difficulté.
— Faites mieux, dit quelqu’un : pour plus de sûreté
(On n’en sauroit trop prendre en une telle affaire),
Faites deux testaments en fidéicommis,
Tous deux chargés du nom de l’un de vos amis,
L’un fait dans la forme ordinaire,
L’autre fait pour le révoquer,
En cas qu’on vînt à vous manquer;
Car, que sait-on? tout se peut faire. »
Ainsi dit, ainsi fait. Le mal, rendu plus fort,
Réduit en peu de temps la malade à la mort.
On scelle ; les parents, ardents à l’héritage,
Déjà par souche entre eux en régloient le partage;
Mais l’un des testaments, bien en forme produit,
De leur partage vain leur fait perdre le fruit.
On avoit déclaré pour légataire unique.
Un homme de vertu, de sagesse authentique,
Un grave magistrat, qui, nouvel héritier,
Bientôt d’habits de deuil noircit tout le quartier.
Le mari cependant, après quelques journées
Va trouver son ami, pour tâcher à peu près
De savoir quel usage il veut faire du legs.
Dès qu’il en touche un mot, le magistrat, en garde :
« Dieu, dit-il, par sa grâce, en pitié me regarde ;
J’étois chargé d’enfants, dans sa crainte élevés,
Et j’avois peu de bien, comme vous le savez.
Mais vous voyez pour moi jusqu’où ses soins atteignent,
Et comme il est prodigue envers ceux qui le craignent:
Il a par sa bonté prévenu mes besoins,
Et cela du côté que j’espérois le moins.
C’est qu’il veille sur nous avec des yeux de père
Et qu’il veut qu’en effet en lui seul on espère.
Attachons-nous à lui, c’est l’unique moyen
D’être riche : avec Dieu l’on ne manque de rien. »
Le sermon achevé, le mari, sans mot dire,
Mal content du prêcheur, se lève et se retire;
Puis, chez lui de retour, il cherche à profiter
Des leçons qu’on lui donne, et qu’il vient d’écouter;
D’un second testament il voit alors l’usage
Et combien le conseil en fut prudent et sage.
Sous de fidèles clefs il l’avoit enfermé :
Il l’en tire, et le donne à l’héritier nommé,
Qui, sans avoir besoin d’une plus ample glose,
Entend à demi-mot, et voit où va la chose,
Et, muni de la pièce, actif et diligent,
En charge à l’heure môme un habile sergent.
Dans l’antique réduit d’un cabinet tranquille,
Dont souvent aux plaideurs l’accès est difficile,
Le jeton à la main, le grave magistral,
Des biens de la défunte examinoit l’état;
Il a dessus sa table un ample et long mémoire,
Qu’il lit avec plaisir, et qu’il a peine à croire,
Tant les biens différents qu’il y voit contenus
L’étonnent par les fonds et par les revenus.
Il en fait plusieurs parts ; en père de famille,
Il en destine Tune à marier sa fille,
Il achète de l’autre une charge à son fils,
Et déjà par avance il se débat du prix ;
De cent autres projets il flatte sa pensée,
En calculant la somme à ses besoins laissée,
Lorsque, par un papier sur sa table apporté,
Les projets, le calcul, tout est déconcerté :
Il y voit, au moyen d’un dernier codicille,
Tout autre testament devenir inutile.
Le mal est sans remède. Il cède à la douleur,
Et le deuil désormais n’est plus que dans son cœur.
1. Cette historiette, que nous avons déjà publiée dans notre édition des Contes de La Fontaine, d’après une copie qui nous paraît autographe et qui se trouve parmi les manuscrits de Trallage, est répétée au moins deux fois dans les recueils manuscrits do Conrart. nom avons pris çà et là les notes qui nous font connaître les noms des personnages. Cette pièce a été imprimée sans nom d’auteur, à la page 119 d’un recueil intitulé : Voyage de MM .de Bachaumont et de La Chapelle, avec un mélange de pièces fugitives tirées du cabinet de M. de Satnt-Érremont (Utrecht, Fr. Galma, 1697, in-12). Plusieurs de ces pièces fugitives sont de La Fontaine. Au reste, il existe une copie de cette pièce dans un recueil manuscrit de Lomenie de Brienne. avec cette note ; « On attribue ce conte à M. de La Fontaine, et la chose est vraie à la lettre. Cette histoire vient d’arriver aux prêtres de la mission de Saint-Lazare a Paris, à qui Mme Falentin a donné, de concert avec son mari, tous ses biens. Le fait est certain. Pour le style, il a beaucoup de l’air de celui de La Fontaine, et je ne voudrois pas dire que ce conte ne fût pas de lui, mais je ne voudrois pas aussi assurer qu’il en est. » (Les deux Testaments, conte de La Fontaine(