Pañchatantra ou fables de Bidpai
3e. Livre – II. — Les Eléphants et les Lièvres
Dans un endroit d’une forêt babillait un grand éléphant, roi d’une troupe, nommé Tchatourdanta. Là, une fois, eut lieu pendant de nombreuses années une grande sécheresse, par laquelle les étangs, les pièces d’eau, les marécages et les lacs devinrent tous secs. Or tous les éléphants dirent au roi des éléphants : Majesté, les jeunes éléphants souffrent de la soif ; quelques-uns sont comme morts, et d’autres, morts. Cherchons donc une pièce d’eau où ils reviennent à la santé en buvant de l’eau. Puis Tchatourdanta envoya dans les huit régions du monde, pour chercher de l’eau, des serviteurs pleins de vélocité et d’ardeur. Ceux qui étaient allés du côté de l’est virent un lac, appelé Tchandrasara, orné de cygnes, de canards et autres oiseaux aquatiques, et embelli d’arbres qui pliaient sous une masse de fleurs et de fruits. Lorsqu’ils l’eurent vu, ils s’en retournèrent joyeux, s’inclinèrent devant leur souverain, et lui dirent : Il y a dans une contrée solitaire, au milieu de la terre ferme, un grand lac toujours plein d’eau du Gange souterrain. Allons-y donc. Cela fait, après avoir marché cinq nuits ils arrivèrent au lac. Là, ils se baignèrent tant qu’ils voulurent dans cette eau, et en sortirent à l’heure du coucher du soleil. Autour de ce lac, il y avait dans la terre très-molle d’innombrables trous de lièvres, et tous ces trous furent détruits par les éléphants, qui couraient de côté et d’autre. Là beaucoup de lièvres eurent les pattes, la tête et le cou brisés ; quelques-uns moururent, et d’autres ne conservèrent qu’un reste de vie. Lorsque la troupe d’éléphants fut partie, tous les lièvres dont les demeures avaient été pilées par les pieds des éléphants, quelques-uns avec les pattes cassées, d’autres avec le corps brisé, inondés de sang, d’autres dont les petits avaient été tués, s’assemblèrent avec anxiété, les yeux pleins de larmes, et tinrent conseil ensemble : Ah ! nous sommes perdus ! Cette troupe d’éléphants viendra toujours, car il n’y a pas d’eau ailleurs. Par conséquent, nous périrons tous. Car on dit :
L’éléphant tue en ne faisant même que toucher ; le serpent, en ne faisant même que flairer ; un roi tue, même en souriant ; le méchant, même en témoignant du respect.
Méditons donc un moyen d’empêcher cela. Alors les uns dirent : Abandonnons le pays et allons-nous-en. Car on dit :
Qu’on abandonne l’individu pour la famille ; pour le village, qu’on abandonne la famille ; qu’on abandonne le village pour le pays, et la terre pour soi-même.
Qu’un roi abandonne, dans l’intérêt de sa personne, sans hésiter, un pays même prospère, donnant toujours des fruits et produisant quantité de bétail.
Ensuite d’autres dirent : Hé ! ce lieu, que nos pères tenaient de leurs aïeux, ne peut pas être abandonné avec précipitation. Cherchons donc un moyen d’effrayer les éléphants, afin que, si le destin le veut, ils ne viennent plus du tout. Car on dit :
Un serpent même qui n’a pas de venin doit déployer un grand chaperon ; qu’il y ait du venin ou qu’il n’y en ait pas, le gonflement du chaperon inspire la terreur .
Puis d’autres dirent : Si c’est ainsi, il y a un grand moyen de leur faire peur, de manière qu’ils ne viennent pas, et ce moyen de terreur dépend d’un messager adroit : c’est que notre souverain, le lièvre nommé Vidjayadatta, habite dans le disque de la lune. Qu’on envoie donc un faux messager auprès du roi de la troupe. Et il faudra dire : La lune te fait défendre de venir à ce lac, car mes serviteurs habitent autour de ce lac. Quand on lui aura ainsi parlé en termes auxquels il pourra ajouter foi, peut-être cessera-t-il.
Ensuite d’autres dirent : Si c’est ainsi, il y a ici un lièvre nommé Lambakarna ; il est habile à composer un discours et sait ce qu’un messager a à faire. Qu’on l’envoie là vers le lac. Car on dit :
Celui qui a de l’extérieur, qui n’est pas cupide, qui est éloquent, qui a beaucoup de science et qui dédaigne de s’inquiéter de l’ennemi, est un bon serviteur pour un roi.
Et en outre :
Si quelqu’un s’adresse à un portier de palais, sot, cupide et surtout menteur, son affaire ne réussit pas.
Cherchons donc si, sur ce que nous dirons, il ira.
Puis d’autres dirent : Ah ! c’est bien parlé. Il n’y a pas d’autre moyen de sauver notre vie. Faisons cela. Que l’on cherche Lambakarna et qu’on l’envoie.
Après que cela fut fait, Lambakarna s’en alla vers l’éléphant, et, voyant aller à l’étang le roi des éléphants entouré de milliers de chefs de troupe, il pensa : Une entrevue de ceux de notre espèce avec celui-là est impossible, parce que, comme on dit, l’éléphant tue en ne faisant même que toucher. Aussi il faut absolument que je me montre à lui dans un lieu imprenable. Après avoir ainsi réfléchi, il monta sur une butte très-élevée et inaccessible, et dit au roi de la troupe : Hé, hé, méchant éléphant ! pourquoi viens-tu ainsi par amusement et sans crainte ici au lac d’autrui ? Retire-toi donc. L’éléphant, lorsqu’il eut entendu cela, fut étonné et dit : Hé ! qui es-tu ? Lambakarna répondit : Je suis le lièvre nommé Vidjayadatta, qui habite dans le disque de la lune. Maintenant je suis envoyé auprès de toi comme messager par le vénérable Tchandramas. Tu sais sûrement qu’on ne doit pas faire de mal à un envoyé qui dit ce qu’il convient de dire, car les envoyés sont la bouche de tous les rois. Et l’on dit :
Lors même que les épées sont tirées et qu’un grand nombre d’amis ont été tués, des envoyés, disant même de dures paroles, ne doivent pas être mis à mort par un roi.
Moi que voici, je te dis par ordre de Tchandra : Comment est-il possible que des créatures, sans considérer la différence entre elles-mêmes et les autres, fassent, autant qu’elles peuvent, injure à autrui ? Car on dit :
Celui qui, sans examiner sa force et sa faiblesse et celles des ennemis, se met follement à l’œuvre, celui-là désire le malheur.
Après avoir entendu cela, comme on pouvait ajouter foi à ces paroles, l’éléphant dit : Hé, lièvre ! dis donc l’ordre du vénérable Tchandra, afin qu’il soit promptement exécuté. — Le jour passé, répondit Lambakarna, en venant avec ta troupe, tu as tué quantité de lièvres. Ne sais-tu donc pas que, comme ce sont mes serviteurs, je suis appelé du nom de Sasânka, avec crainte, dans le monde ? Par conséquent, si tu veux vivre, alors il ne faut pas que, même par besoin, tu reviennes à ce lac. Tel est mon ordre : à quoi bon beaucoup parler ? Si tu ne cesses pas cette manière d’agir, tu en éprouveras de ma part un grand mal. Si tu cesses à partir du jour d’aujourd’hui, il y aura pour toi une grande distinction, car ton corps engraissera par ma lumière, et tu te promèneras à ton aise avec ta suite dans cette forêt, faisant ce que tu voudras. Autrement, j’arrêterai mes rayons ; tu auras le corps brûlé par la chaleur, et tu périras avec ta suite. Lorsque le roi des éléphants eut entendu cela, il réfléchit longtemps, le cœur très-ému, et dit : Mon cher, il est vrai que j’ai offensé le vénérable Tchandramas. Maintenant je ne lui ferai pas de résistance. Montre-moi donc vite le chemin, que j’aille demander pardon au vénérable. — Viens seul, dit le lièvre, que je te le montre. — Mais, dit l’éléphant, où est maintenant le vénérable souverain Tchandra ? — Assurément, répondit le lièvre, il est maintenant ici dans le lac, et il est venu pour consoler ceux d’entre les lièvres écrasés par ta troupe qui ont survécu. Quant à moi, je suis envoyé auprès de toi. — Hé ! dit l’éléphant, si c’est ainsi, montre-moi donc le souverain, que je m’incline devant lui et que je m’en aille ailleurs.— Hé ! dit le lièvre, viens avec moi, toi tout seul, afin d’avoir une entrevue avec lui. Après que cela fut fait, le lièvre l’emmena quand vint la nuit, le plaça sur le bord du lac, et lui montra le disque de la lune au milieu de l’eau. Et il dit : Voici notre souverain ; il est au milieu de l’eau, plongé dans la méditation. Salue-le sans qu’il te voie, et va-t-en vite ; sinon, parce que tu l’auras interrompu dans sa méditation, il se mettra encore dans une grande colère contre toi. Puis l’éléphant baréta, et étendit dans l’eau sa trompe, pareille à un bâton. Mais, par suite de l’agitation de l’eau, le disque de la lune tournoya çà et là comme s’il eût été monté sur une roue, et l’éléphant vit mille lunes. Alors Vidjayadatta, faisant au mieux l’affligé, se retourna et dit au roi des éléphants : Majesté, hélas ! hélas ! tu as doublement irrité Tchandra. — Pour quel motif, dit l’éléphant, le vénérable Tchandra est-il en colère contre moi ? — Parce que, répondit Vidjayadatta, tu as touché cette eau. Puis le roi des éléphants, lorsqu’il eut entendu cela, rabattit ses oreilles, salua avec la tête baissée vers la terre, et demanda pardon au vénérable Tchandramas. Et s’adressant de nouveau à Vidjayadatta, il dit : Mon cher, il faut prier de ma part le vénérable Tchandra de m’être favorable en toutes choses sans exception ; et moi, je ne reviendrai plus ici. Ensuite l’éléphant s’inclina devant lui le cœur tremblant de crainte, et se mit en route pour s’en retourner ; et, à partir de ce jour, les lièvres avec leur entourage vécurent heureux dans leurs demeures.
Voilà pourquoi je dis :
Par le nom des grands on arrive au comble de la prospérité : au moyen du nom de la lune, les lièvres vécurent heureux dans leurs demeures.
En outre, celui qui désire vivre ne doit pas donner la souveraineté à qui est méchant, fainéant, lâche, vicieux, ingrat, questionneur et babillard par caractère. Et l’on dit :
Appliqués à la recherche du droit, jadis un lièvre et Kapindjala prirent un méchant pour juge, et périrent tous deux.
Comment cela ? dirent les oiseaux. Le corbeau dit :
“Les Eléphants et les Lièvres”
- Panchatantra 31