Certain lapin, aveugle-né,
(Parmi les animaux aventure assez rare)
Se plaignoit de son sort bizarre.
Un autre, plus infortuné
Selon moi, l’entendit : Ta plainte est légitime,
Lui dit-il. Du destin, déplorable victime,
Il t’a traité bien mal en te privant des yeux.
Pour moi, de la clarté des cieux
J’ai joui ; je n’en suis que plus à plaindre encore !
Qu’est devenu ce temps, où dès le point du jour
A la naissante aurore
J’allois faire ma cour,
Où les fleurs de nos champs réjouissoient ma vue ?
Hélas ! je l’ai perdue !
Un barbare, eh ! pourquoi l’appellerois-je humain,
D’un long tube de fer avoît armé sa main ;
J’errois sans défiance
A vingt pas de distance :
Il fait un mouvement ; le coup part, et m’atteint.
Puisqu’il en vouloit à ma vie,
Pourquoi du même coup ne l’a-t-il pas ravie ?
Depuis ce temps en moi tout désir est éteint :
Je languis dans l’indifférence ;
Je sens anéantir ma fatale existence :
Mon sort est pire que le tien.
Ce don si précieux m’est devenu funeste ;
Hélas ! et de ce bien
Un triste souvenir est tout ce qui me reste.
Consolez-vous de vos soins superflus,
Vous qui cherchez en vain un ami véritable :
Le mortel secouru d’un destin favorable
Qui trouva ce trésor, le seul inestimable,
Est plus à plaindre encor quand cet ami n’est plus.
“Les Lapins aveugles”