A mon ami, le maréchal Marchal de Calvi.
Aux temps brillants de l’antique Grenade,
L’enfant du vieil et riche Ali
Mourait d’un mal subit ; l’infortuné malade ,
L’œil éteint, et le front par la douleur pâli,
N’ouvrait plus qu’avec peine un regard affaibli.
« O puissant Mahomet, que ta bonté m’éclaire ! »
Dit Ali, «que ta grâce indique à ma prière
» Le médecin sauveur, celui dont le secours
» De mon enfant chéri peut conserver les jours ,
» Et calmer mon angoisse amère! »
Mahomet, propice à ces vœux ,
Fait descendre à l’instant un ange lumineux ,
Qui dans la main du pauvre père
Dépose un cristal pur, talisman précieux :
« Prends, » lui dit-il, «ce verre merveilleux!
» En l’appliquant sur la demeure
» Des médecins les plus fameux ,
» Tu verras, à leur porte , apparaître sur l’heure
» Un chiffre, t’indiquant, par des signes certains,
» Le nombre d’habitants trépassés en leurs mains.
» Plus de mensonge ;alors, nu tle renom perfide ,
» Qui trompe tes yeux éblouis!
» Tu choisiras, d’après cet infaillible guide,
» Celui qui doit sauver ton fils.
» Transporte de bonheur, Ali se met en quête ;
Il rend grâce au prophète , à la bonté des cieux ;
Il voit de son enfant le salut qui s’apprête,
Et par la ville il s’élance joyeux. « Courons d’abord ,
» dit-il, a chez Noureddin-le-Sage,
» Qui traite les grands de la cour,
» Et qui conserve à notre amour
» Le chef des vrais croyants, de Dieu la noble image!…
» Ce somptueux palais, digne des souverains,
» C’est bien là sa demeure!… O ciel ! que de visites!..
» Riches litières, palanquins,
» Proclament tout haut les mérites
» Du premier de nos médecins!
» A moi, pourtant, mon protecteur fidèle ;
» A moi, mon verre merveilleux !
» Que ce talisman me révèle
» Si, par hasard , il fut un malheureux
» Que n’aura pu sauver ce docteur glorieux !
» Il regarde.. Il frissonne !… Est-il bien vrai?… Six mille!
« Quoi ! c’est là ce savant, cet Esculape habile ,
» Ce prodige en tous lieux cité ! » Il fuit…
« Si je courais chez le vieil Abdérame ,
» Suprême président du conseil de santé ,
» Que depuis trente ans l’on proclame
» Le sauveur de notre cité !
» Il applique le verre et, l’âme consternée,
Reste sans parole et sans voix :
Quinze mille décès !.. Cinq cents morts par année!..
Tous ces brillants docteurs, les favoris des rois
, Médecins de boudoirs, médecins à la mode,
Préconisant chacun leur talent, leur méthode ,
Luttaient entre eux de gloire… et de morts à la fois.
Ces savants, du pays l’honneur et l’espérance,
Aux titres si pompeux , au front ceint de lauriers ,
Des chiffres monstrueux attestaient leur science ;
Ils ne comptaient que par milliers!
Le pauvre Ali, confus de ses recherches vaines,
Avec bonheur, hélas ! eût pressé dans ses bras
Le grand docteur, doué de vertus surhumaines ,
Qui, moins prodigue de trépas,
N’aurait compté que par centaines.
Il allait, sans espoir, retrouver son enfant,
Et, n’attendant plus rien de la bonté céleste.
Rendre à l’ange immortel son talisman funeste;
Lorsqu’au seuil d’un palais, de luxe étincelant ,
Il lit, en lettres d’or, sur un marbre éclatant :
« Osman de Bassora , docteur en chirurgie,
» Médecin de Sa Majesté ,
» Le grand sultan de Boukharie;
» Membre correspondant de toute académie;
» Guérit la goutte et la paralysie,
» Les fièvres et l’apoplexie,
» La gastrite et la pleurésie !
» Médecin décoré, patenté, breveté,
» Auteur du grand écrit : Le trésor de la, vie,
» Et le secret de la santé ! »
— « Par Mahomet! » dit-il! « voilà mon homme !
» Celui-là guérit tout ; et, quoiqu’on le renomme,
» Quoiqu’il soit riche , en crédit, en faveur,
» Peut-être en sa pratique a-l-il quelque bonheur.
» Aussitôt sur la porte il braque sa lunette
. O prodige ! Est-ce un rêve? une erreur de ses yeux?…,
Un chiffre solitaire , un chiffre glorieux,
L’unité noblement sur le mur se projette!
« Un mort!… un seul !… O docteur merveilleux !
» Oui, c’est bien le ciel qui t’envoie !
» S’écrie, en bondissant de joie ,
Ce père infortuné, qui voit combler ses vœux.
Il frappe… on l’introduit; l’âme d’espoir remplie,
Il expose la maladie.
— «C’est bien, dit le docteur; le cas est menaçant ;
» Mais avec mon baume de vie,
» Et mon élixir tout-puissant,
» Je réponds des jours de l’enfant :
» J’ai guéri de ce mal un prince d’Arabie !
» Ainsi rassurez-vous… Je vous suis à l’instant ;
» Mais d’abord, un mot, je vous prie :
» Pour découvrir mon logement,
» Comment avez-vous fait? Je ne suis à Grenade
» Que depuis un jour seulement,
» Et je n’ai soigné qu’un malade! »
Qui de nous n’a tremblé pour les jours d’un enfant?
Qui de nous n’a du ciel imploré l’assistance?
Dieu , pour nous laisser l’espérance .
Couvre notre avenir d’un voile bienveillant.
Malheur à nous, si d’un jour trop brillant
S’illuminait la route où notre esprit s’élance ,
Et si nous portions en avant
Le flambeau de l’expérience !
Des instants écoulés signalant les erreurs ,
Qu’il réserve au passé sa lueur bienfaisante !
Sur nos jours à venir sa clarté menaçante
Ne répandrait jamais que doutes et terreurs.
Sur les obscurs chemins où le mortel s’avance.
Pour guider ses pas chancelants,
La foi, l’amour de Dieu , l’espoir en sa clémence ,
Voilà les meilleurs talismans !
Léon Halévy – 1802 – 1883 (Les Médecins de Grenade)