Pañchatantra ou fables de Bidpai
5e. Livre – III. — Les quatre Brahmanes qui cherchent la Fortune
Ici dans un endroit habitaient quatre brahmanes, unis les uns aux autres par une constante amitié. Affligés d’une excessive pauvreté, ils se consultèrent : Ah ! fi de cette misérable condition ! Et l’on dit :
Mieux vaut habiter une forêt pleine de tigres et d’éléphants, déserte, couverte d’une grande quantité de ronces, avoir l’herbe pour lit et l’écorce pour vêtement, que de vivre pauvre au milieu de ses parents.
Les hommes qui n’ont pas d’argent ont beau joindre la bravoure à la vertu, leur maître, quand même il est bien servi, les hait; leurs plus proches parents les évitent promptement, leurs qualités ne brillent pas, leurs enfants les abandonnent, les malheurs s’accumulent sur eux; leur femme, fut-elle même d’excellente famille, ne les aime pas, et les amis ne vont pas vers eux.
Qu’il soit brave, beau, agréable, éloquent ; qu’il connaisse toutes les Écritures, sans fortune, un mortel n’obtient pas l’ornement des arts ici-bas dans le monde des hommes.
Par conséquent mieux vaut la mort que la pauvreté. Et l’on dit :
Lève-toi, mon ami, porte un instant le fardeau de ma pauvreté, pendant que, fatigué, je jouirai après longtemps de ton bonheur né de la mort. Ainsi interpellé par le pauvre qui allait vite au cimetière, le cadavre reconnut que la mort est un plus grand bonheur que la pauvreté, et resta silencieux.
Il faut donc de toute façon s’efforcer d’acquérir de la richesse.
Après qu’ils eurent ainsi réfléchi et pris la résolution d’aller en pays étranger, ils abandonnèrent maison et amis, et partirent tous quatre. Et certes on dit ceci avec raison :
Il délaisse son ami, se sépare de tous ses parents, abandonne promptement sa mère même, quitte le pays natal et va en pays étranger au milieu de gens désagréables, l’homme dont l’esprit est troublé par la richesse ; à plus forte raison, celui qui est pauvre.
Ils arrivèrent ainsi, en marchant, dans le pays d’Avanlî. Comme, après s’être baignés là dans l’eau de la Siprâ, et s’être prosternés devant le dieu Sri Mahâkâla, ils poursuivaient leur route, ils rencontrèrent un éminent yogui, nommé Bhairavânanda. Ils lui adressèrent la parole de la manière qui convient à des brahmanes, et allèrent tous avec lui dans son couvent. Or le yogui leur demanda : D’où venez-vous ? Où allez-vous ? Quel est votre but ? Puis ils répondirent : Nous sommes des pèlerins qui cherchent un pouvoir magique ; nous irons là où nous trouverons la satisfaction de la richesse ou la mort. C’est notre résolution. Et l’on dit :
Quelquefois l’eau tombe du ciel, elle vient aussi des régions souterraines dans le puits ; le destin est incompréhensible et fort, mais l’action de l’homme n’est-elle pas forte aussi ?
L’homme arrive à l’entier accomplissement de ses désirs en faisant acte viril; même ce que tu appelles destin est une qualité de l’homme, qui porte le nom de destinée.
Si l’on ne livre pas son corps à la fatigue, on n’obtient ici-bas que peine et pas de plaisirs : le destructeur de Madliou serre Lakchmt dans ses bras fatigués par le barattement.
La supériorité est difficile à acquérir tant que l’homme ne fait pas acte de courage : quand il s’est élevé au-dessus de la Balance, le soleil est vainqueur des multitudes de nuages même
Dis-nous donc un moyen d’acquérir de la fortune, soit l’entrée dans une caverne, le séjour dans un cimetière, le meurtre d’une sâkini, la vente de chair humaine, une boule magique, ou autre chose. On rapporte que tu as un pouvoir magique merveilleux, et nous sommes très-courageux. Et l’on dit :
Les grands sont seuls capables d’accomplir les desseins des grands : excepté l’Océan, quel autre peut supporter le feu sous-marin ?
Bhairavânanda, lorsqu’il eut reconnu la capacité de ces disciples, fit quatre boules magiques, leur en donna une à chacun, et dit : Allez dans la région du nord du mont Himalaya. Là où sa boule tombera, l’un de vous trouvera certainement un trésor. Après que cela fut fait, pendant qu’ils cheminaient, la boule de l’un d’eux, celui qui marchait en tête, tomba de sa main à terre. Quand il creusa à cet endroit, il trouva la terre pleine de cuivre. Puis il dit : Ah ! prenez de ce cuivre tant que vous voudrez. Mais les autres dirent : Ô sot ! à quoi bon cela ? Car, même en abondance, le cuivre ne détruit pas la pauvreté. Lève-toi donc, nous allons plus loin. Il répondit : Allez vous autres, je ne vous accompagnerai pas plus loin. Après avoir ainsi parlé, il prit du cuivre tant qu’il voulut, et s’en retourna le premier. Les trois autres allèrent plus loin. Lorsque celui qui marchait en tête eut parcouru une petite distance, sa boule tomba. Quand lui aussi creusa, il trouva la terre pleine d’argent. Alors, transporté de joie, il dit : Hé ! prenez de l’argent tant que vous voudrez; il ne faut pas aller plus loin. Les deux autres dirent : Ô sot ! derrière nous la terre était pleine de cuivre ; ici la terre est pleine d’argent; assurément donc plus loin elle sera pleine d’or. Cet argent, même en abondance, ne mettra pas fin à notre pauvreté. Par conséquent nous irons tous deux plus loin. Puis il répondit : Allez vous deux, je n’irai pas avec vous. Après avoir ainsi parlé, il prit de l’argent tant qu’il put, et retourna à la maison. Pendant que les deux autres cheminaient, la boule de l’un tomba. Quand lui aussi creusa, la terre était pleine d’or. A celte vue il fut joyeux et dit à l’autre : Hé ! prends de l’or tant que tu voudras; plus loin il n’y a rien au-dessus de cela. Celui-ci dit : Sot ! ne sais-tu pas ? Nous avons trouvé d’abord du cuivre, puis de l’argent et ensuite de l’or; par conséquent, plus loin il y aura sûrement des pierres précieuses, dont même une seule mettra fin à notre pauvreté. Lève-toi donc, allons plus loin. A quoi bon cet or, même en grande quantité, puisqu’il est un fardeau ? il répondit : Va, je reste ici et je t’attendrai.
Après que cela fut fait, le brahmane s’en alla seul, et, le corps brûlé par les rayons du soleil de la saison chaude et le cœur troublé par la soif, il s’écarta du chemin de la terre des siddhas, et erra çà et là. Pendant qu’il errait, il aperçut sur une éminence un homme sur la tête duquel tournait une roue, et dont le corps était baigné de sang. Puis il alla au plus vite, et lui dit : Hé ! qui es-tu ? Pourquoi es-tu là ainsi avec une roue tournant sur ta tête ? Dis-moi donc s’il y a de l’eau quelque part, car je suis tourmenté de la soif. Tandis que le brahmane parlait ainsi, la roue monta à l’instant même de la tête de cet homme sur la sienne. Il dit : Mon cher, qu’est-ce ? L’homme répondit : A moi aussi elle m’est montée de cette manière sur la tête. Le brahmane reprit : Dis-moi donc, quand descendra-t-elle ? J’éprouve une grande souffrance. L’homme répondit : Quand quelqu’un viendra comme toi avec une boule magique dans la main et t’adressera la parole, alors cette roue montera sur sa tête. Le brahmane dit : Combien de temps es-tu resté dans cette position ? L’homme demanda : Qui est maintenant roi sur la terre ? Le brahmane à la roue répondit : Le roi Vînâvatsa. L’homme dit : Quand Râma était roi, affligé de pauvreté, je vins comme toi avec cette boule magique. Alors je vis un autre homme qui portait une roue sur la tête, et je l’interrogeai. Puis, pendant que je le questionnais, la roue monta de sa tête sur la mienne, comme elle est montée sur la tienne. Mais je ne puis calculer le temps. — Mon cher, dit le brahmane à la roue, comment donc, pendant que tu étais dans cette position, avais-tu des aliments et de l’eau ? — Mon cher, répondit l’homme, Dhanada, par crainte que ses trésors ne soient dérobés, montre cet objet de terreur aux magiciens, afin qu’aucun ne vienne ici. Mais si d’une façon ou d’autre quelqu’un y vient, il n’a ni faim, ni soif, ni sommeil, il est exempt de vieillesse et de mort, et il n’éprouve que la douleur que cause la roue. Maintenant donc laisse-moi aller à ma maison. J’ai été délivré par toi de cette longue souffrance ; aussi maintenant je vais aller à ma demeure. Lorsqu’il eut ainsi parlé, il s’en alla.
Après qu’il fut parti, le magicien à l’or pensa : Que mon compagnon tarde ! Il se livra à sa recherche et se mit en route en suivant la ligne de ses traces. Quand il arriva à quelque distance, il vit son compagnon le corps baigné de sang et souffrant d’une roue acérée qui tournait sur sa tête. Puis, lorsqu’il fut près de lui, il lui demanda, les larmes aux yeux : Mon cher, qu’est-ce ? Celui-ci répondit : L’ordre du destin. Le magicien à l’or reprit : Parle donc, qu’est-ce ? Le brahmane, questionné par lui, raconta toute l’histoire de la roue. Quand le magicien à l’or eut entendu cela, il lui dit en lui faisant des reproches : Hé ! j’ai voulu t’empêcher de toutes les manières, et tu n’as pas écouté mes paroles. Quoi donc faire ? Il ne faut pas montrer trop d’avidité. Un savant même, de bonne famille, manque d’intelligence. Et certes on dit ceci avec raison :
Mieux vaut l’intelligence que le savoir; l’intelligence est au-dessus de la science : ceux qui manquent d’intelligence périssent comme ceux-là qui firent un lion.
Comment cela ? demanda le brahmane à la roue. Le magicien à l’or raconta :
“Les quatre Brahmanes qui cherchent la Fortune”
- Panchatantra 62