Jean de La Fontaine
Poète, moraliste et fabuliste XVIIº – L’Homme et son image
Pour le Duc de la Rochefoucauld¹
Un homme qui s’aimait sans avoir de rivaux
Passait dans son esprit pour le plus beau du monde.
Il accusait toujours les miroirs d’être faux,
Vivant plus que content dans son erreur profonde.
Afin de le guérir, le sort officieux
Présentait partout à ses yeux
Les Conseillers muets* dont se servent nos Dames :
Miroirs dans les logis, miroirs chez les Marchands,
Miroirs aux poches des galands,
Miroirs aux ceintures des femmes.
Que fait notre Narcisse* ? Il va se confiner
Aux lieux les plus cachés qu’il peut s’imaginer
N’osant plus des miroirs éprouver l’aventure.
Mais un canal, formé par une source pure,
Se trouve en ces lieux écartés ;
Il s’y voit ; il se fâche ; et ses yeux irrités
Pensent apercevoir une chimère vaine.
Il fait tout ce qu’il peut pour éviter cette eau ;
Mais quoi, le canal est si beau
Qu’il ne le quitte qu’avec peine.
On voit bien où je veux venir.
Je parle à tous ; et cette erreur extrême
Est un mal que chacun se plaît d’entretenir.
Notre âme, c’est cet Homme amoureux de lui-même ;
Tant de Miroirs, ce sont les sottises d’autrui,
Miroirs, de nos défauts les Peintres légitimes ;
Et quant au Canal, c’est celui
Que chacun sait, le Livre des Maximes.²
Autre analyse
¹François, duc de La Rochefoucauld, naquit en 1613, et mourut en 1680. Il était l’ami et le protecteur de La Fontaine, qui lui a encore dédié la fable XVI du livre X.
²Le Livre des Maximes parut pour la première fois en 1665, et avait eu deux éditions lorsque La Fontaine publia cette fable en 1668. (L’Homme et son image)
Commentaires de Chamfort – 1796
Ce n’est point là une fable , quoi qu’en dise La Fontaine. C’est un compliment en vers adressé à M. le Duc de la Rochefoucault sur son livre des Maximes. Un homme qui s’enfuit dans le désert pour éviter des miroirs : c’est la une idée assez bizarre, et une invention assez médiocre de La Fontaine.
V. 21. On voit bien où je veux venir,
On le voit à travers un nuage ; cela est si vrai, que La Fontaine est obligé d’expliquer son idée toute entière , et de dire enfin :
Et quant au canal, c’est celui
Que chacun sait , le livre des Maximes.
Cela rappelle un peu le peintre qui mettait au bas de ses figures, d’un coq , par exemple, ceci est un coq. (L’Homme et son image)
Analyses de MNS Guillon – 1803
(2) Ces conseillers muets. Point de métaphore ni plus ingénieuse , ni plus juste, pour exprimer un miroir que l’on consulte au besoin, et qui semble parler aux yeux du spectateur.
(3) Miroirs dans les logis, miroirs chez les marchands, Miroirs, etc. On sent combien cette répétition a de grâce. Elle semble multiplier les fâcheux miroirs, sous l’œil du lecteur, comme sous celui du héros de notre apologne. On diroit que le poète s’est entendu avec tous les porteurs de miroirs, pour reproduire sans cesse au-devant de son Narcisse l’instrument de son supplice. Plutarque desiroit que dans le moment ou il se permettroit un accès de colère, un esclave intelligent lui présentât un miroir; rien, ajoute-il, n’étant plus propre à inspirer de l’horreur pour cette passion, que de se voir dans un état d’altération si contraire à l’armature. ( Moyens de réprimer la Colère ,T. VI. de la trad. de l’abbé Ricard, p.103) …lire la suite…
( (L’Homme et son image)