Ô muse, mes amours, à la fable aujourd’hui
Empruntez les détours d’un innocent mensonge ;
Par des rêves trompeurs dissipez mon ennui :
Le sort le plus heureux est moins beau qu’un beau songe,
La vérité se tait, sans doute pour raison :
Essayons si la fable est encor de saison.
Les fous peuplent le monde, et l’homme le moins sage
Croit avoir à lui seul la sagesse en partage :
Chaque peuple a ses goûts, ses lois et son langage.
Au delà du détroit,
Les chiens paient un impôt et les hommes sont libres ;
Tout quadrupède ici reçoit gratis les vivres ;
L’espace, l’air, le jour, lui sont acquis de droit.
Les hommes, au contraire,
Sont, dit-on, à Paris moins bien qu’en Angleterre :
Moi, je crois que partout ils vivent malheureux.
Laissons l’homme, et passons au sujet de ma fable.
Céleste avait un chien de race incomparable,
Superbe, à son avis : court de jambes, hargneux,
Le poil ras, rond de graisse, et môme un peu galeux ;
Tel était ce chien admirable.
Aussi lady l’aimait, j’en ai fait le pari,
Un peu moins qu’un enfant, un peu plus qu’un mari.
A Londres, comme ici, le fisc est peu sensible.
Céleste, pour Azor, le trouvant inflexible :
« Cruel impôt, dit-elle, ô monstre sans pitié !
» Entre la tombe et toi tu places l’amitié.
» Prends, cruel ! prends l’argent que ta fureur envie :
» Est-il autant qu’Azor nécessaire à ma vie ?
Le pauvre être comprend ce qu’on a fait pour lui :
Frétillant, il caresse
La main de la maîtresse
Qui le sauve aujourd’hui.
Un an passe, et l’impôt, toujours inexorable,
Vient du chien, sans façon,
Réclamer la rançon.
On la paie. Et du temps la marche redoutable
Aux plus fermes appas
Presse le jour fatal à la race canine.
La vieillesse n’embellit pas :
Du vieil Asor l’astre décline :
Il se heurte, il chancelle et tremble à chaque pas.
Payer pour prolonger une si triste vie
Serait peut-être mal agir ;
De vivre Azor n’a nulle envie :
Tous les êtres souffrants sont heureux de mourir ;
Mais la mort au bonheur paraît fort peu de mise.
Le valet qui portait le chien à la Tamise,
Disait à haute voix :
» Jeune on te chérissait, ta vieillesse importune.
» Oui, Céleste aurait pu, sans nuire à sa fortune,
» Te racheter dix fois.
» Azor, tu vas mourir ! cependant ta maîtresse
» (Serment de femme, hélas !) devait t’aimer sans cesse.
» Un quidam qui, du pont, regardait couler l’eau,
Répond à ce discours : » Tout beau, seigneur, tout beau !
» Cette tendresse qu’on accuse
» A deux fois, à prix d’or,
» Racheté votre Azor.
» Ce n’est pas, d’ordinaire, ainsi que l’on en use.
» Car dès qu’il faut payer pour garder ses amis,
» On est pauvre soi-même, ou l’on n’a rien promis. »
“L’Impôt des Chiens”
** Cette fable a été faite avant la promulgation de la loi qui autorise le prélèvement d’un impôt sur la race canine.