(Charles Nodier, 1818) – Philippe de Commines, que M. Guillon n’a cependant pas cité parmi les sources, a raconté cette fable avec beaucoup de charme, dans ce style dont le tour antique et naïf est d’ailleurs si convenable à l’apologue, chapitre II du livre IV de ses Mémoires. Comme cet auteur n’est pas entre les mains de tout le monde, j’en rapporterai ce passage :
L’Ours et les deux compagnons
« Auprès d’une ville d’Allernaigne, y avoit un grand ours qui faisoit beaucoup de mal. Trois compagnons de la dicte ville, qui hantoient les tavernes, vindrent à un tavernier à qui ils devoient, prier qu’il leur accreust encore un escot, et qu’avant deux jours le payeroyent du tout : car ils prendroyent cet ours qui faisoit tant de mal, et dont la peau valoit beaucoup d’argent, sans les présents qui leur seroyent faits des bonnes gens. Ledict hoste accomplit leur demande, et quand ils eurent disné, ils allèrent au lieu où hantoit cest ours, et comme ils approchèrent de la caverne, ils le trouvèrent plus près d’eulx qu’ils ne pensoyent ; ils eurent paour, si se mirent en fuite. L’un gaigna un arbre, l’autre fuit vers la ville : le tiers, l’ours le print et le foula fort soubs lui, en lui approchant le museau fort près de l’oreille. Le pauvre homme estoit couché tout plat contre terre et faisoit le mort. Or, ceste beste est de telle nature que ce qu’elle tient, soit homme ou beste, quand elle veoit qu’il ne se remue plus, elle le laisse là cuidant qu’il soit mort, et ainsi ledict ours laissa le pauvre homme sans lui avoir fait guères de mal, et se retira en sa caverne, et quand le pauvre homme se veit délivré, il se leva tirant vers la ville. Son compagnon qui estoit sur l’arbre, ayant veu ce mystère, descend, court, et crie après l’autre qui estoit devant, qu’il attendist, lequel se retourna et l’attendit. Quand ils furent joincts, celuy qui estoit dessus l’arbre demanda à son compagnon par serment ce que l’ours luy avoit dit en conseil, qui si long-temps lui avoit tenu le museau contre l’oreille, à quoi son compaignon lui respondit :
«Il me disoit que jamais je ne marchandasse de la peau de l’ours jusques à ce que la beste fust morte. »
(Charles Nodier, 1818) – Fables de la Fontaine: avec un nouveau commentaire littéraire et grammatical, Eymery, 1818)
L’Ours et les deux Compagnons ” de Jean de La Fontaine.
Deux compagnons pressés d’argent
A leur voisin Fourreur vendirent
La peau d’un Ours encor vivant,
Mais qu’ils tueraient bientôt, du moins à ce qu’ils dirent.
C’était le Roi des Ours au compte de ces gens.
Le Marchand à sa peau devait faire fortune.
Elle garantirait des froids les plus cuisants,
On en pourrait fourrer plutôt deux robes qu’une.
Dindenaut prisait moins ses Moutons qu’eux leur Ours :
Leur, à leur compte, et non à celui de la Bête.
S’offrant de la livrer au plus tard dans deux jours,
Ils conviennent de prix, et se mettent en quête,
Trouvent l’Ours qui s’avance, et vient vers eux au trot.
Voilà mes gens frappés comme d’un coup de foudre.
Le marché ne tint pas ; il fallut le résoudre :
D’intérêts contre l’Ours, on n’en dit pas un mot.
L’un des deux Compagnons grimpe au faîte d’un arbre ;
L’autre, plus froid que n’est un marbre,
Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent,
Ayant quelque part ouï dire
Que l’Ours s’acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit, ne meut, ni ne respire.
Seigneur Ours, comme un sot, donna dans ce panneau.
Il voit ce corps gisant, le croit privé de vie,
Et de peur de supercherie
Le tourne, le retourne, approche son museau,
Flaire aux passages de l’haleine.
C’est, dit-il, un cadavre ; Otons-nous, car il sent.
A ces mots, l’Ours s’en va dans la forêt prochaine.
L’un de nos deux Marchands de son arbre descend,
Court à son compagnon, lui dit que c’est merveille
Qu’il n’ait eu seulement que la peur pour tout mal.
Eh bien, ajouta-t-il, la peau de l’animal ?
Mais que t’a-t-il dit à l’oreille ?
Car il s’approchait de bien près,
Te retournant avec sa serre.
– Il m’a dit qu’il ne faut jamais.
Vendre la peau de l’Ours qu’on ne l’ait mis par terre.