Mon cher Ami,
Quand j’ai reçu les épreuves du recueil de fables dont vous m’offriez gracieusement la primeur, j’ai hésité à en. ouvrir l’enveloppe; je vous l’avoue sans embarras, car c’était un bon mouvement. Les rimeurs de profession ressentent, d’ordinaire, un plaisir peu généreux à surprendre en flagrant délit d’aspiration poétique les hommes de science que leurs travaux enchaînent au commerce de la réalité. Il semble que la Muse sourie avec perfidie à ces recrues insolites, comme une grande coquette s’amuse des soupirants austères égarés parmi les familiers de sa cour. Cet instinctif hommage des profanes à la déesse éveille chez ses prêtres une fierté maligne. Mais j’éprouvais un sentiment meilleur, une inquiétude compatissante : je craignais pour vous et pour la physiologie, dont la Faculté de Médecine vous a confié l’enseignement. Je savais trop par expérience les ravages que peut causer dans une honnête existence l’amour intempestif de la poésie. N’est-ce point cette fureur qui m’a fait, dès mes premiers pas dans le monde, déserter successivement plusieurs carrières sérieuses et, en dernier lieu, celle du notariat ? Songeant combien votre fidélité aux sciences qui combattent la mort est plus utile encore à l’espèce humaine que la persévérance d’un cinquième clerc à libeller des certificats de vie, j’ai frémi de votre imprudence. Dieu merci ! mes alarmes n’étaient pas fondées. J’aperçus du premier coup d’oeil la dédicace de vos vers, et je fus aussitôt rassuré. Vous n’improvisiez donc pas une vocation nouvelle en vous; vous ne faisiez que rendre à votre jeune fils, en vivants conseils, sous une forme sensible à son cœur, ce que vous aviez reçu de lui-même, car votre inspiration procédait de l’amour paternel. Si vos fables trahissaient l’inexpérience, c’était à l’enfant que vos lecteurs devraient s’en prendre, et dès lors je ne craignais plus rien de leur sévérité pour votre ouvrage. Ah! quel crédit sans bornes je fis tout de suite à votre noviciat de versificateur ! mais j’en fus pour mes frais d’indulgence, comme j’en avais été pour mes frais de sollicitude. Je constatai, en effet, non sans quelque surprise, que votre vers, dans son allure familière, n’accuse aucune gêne sous le harnais de la règle; que la rime en est heureuse et docile aux exigences de la consonne d’appui. Je dus reconnaître que l’oreille du savant n est pas nécessairement différente de celle du poète, quelle en peut receler tous les instincts. On ne s’étonne pas que le savant soit musicien; pourquoi s’étonnerait-on qu’il eût le sens de la métrique, dont l’oreille est l’organe ? Mais, à vrai dire, l’organe de notre art n’est pas l’oreille seule; la poésie, bien que son langage implique la mesure, ne relève pas uniquement de l’acoustique. Elle est proprement le verbe du cœur. A ce titre, elle emprunte à la pensée tout juste ce qu’il en faut pour en faire du rêve; la science demande à la pensée bien davantage; du moins tout autre chose. De là vient, sans doute, que le savant composera plus volontiers des fables que des élégies.
La fable est un genre assez élastique pour satisfaire à tous les besoins de l’âme : la philosophie pratique y peut formuler ses aphorismes les plus dénués de poésie :
La raison du plus fort est toujours la meilleure.
L’émotion dramatique y trouve des accents :
Le vent redouble ses efforts
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.
Les sentiments tendres y peuvent également trouver leur expression la plus délicate. Il faut convenir que La Fontaine n’a pas abusé de cette ‘ ressource pour les traduire. Même dans la délicieuse fable des Deux Pigeons, le bon souper et le bon gîte ne s’effacent pas devant le reste. Certes, il comprenait l’affection ; il fut ami dévoué sans défaillance: les nymphes de Vaux en témoignent. Une fut pas moins ami confiant, et sa nature, peu propre au combat pour l’existence, le portait à l’être sans intermittence, ” J’y allais. ” Cette réponse à M. d’Hervart, qui lui offrait l’hospitalité de sa maison après la mort de Mme de la Sablière, est bien touchante. Néanmoins, dans cet échange de procédés amicaux, celui de La Fontaine n est peut-être pas le plus digne d’encouragement. On lui pardonne de ne pas avoir été le modèle des époux et des pères : il était si bon homme! La bonhomie diffère notablement de la tendresse : c’est une aimable ouverture de cœur qui laisse entrer et sortir tout le monde un peu pêle-mêle, bêtes et gens; elle était chez lui un distrait abandon de soi-même et des siens. La domesticité l’indigne, et l’effraye surtout, à cause de la discipline, qui empêche la flânerie errante. « Notre ennemi, c’est notre maître. » Dans la fable du Loup et du Chien, cette déclaration ne présage que vaguement celle des Droits de l’homme; l’indépendance y est revendiquée plutôt que la liberté civiques; La Fontaine, de nos jours, oublierait probablement de voter. Il s’est servi de la fable pour enseigner surtout aux hommes en société l’art de n’y être dupe ni d’autrui ni de soi-même, l’art d’y vivre autant que possible en repos, l’intérêt bien entendu. On ne sent pas trace de charité chrétienne dans ses maximes, qui sont plutôt des recettes que des préceptes.
C’est la morale vulgaire des Anciens, non pas celle d’Épicure, mais encore moins celle de Zenon ou d’Epictète. Ce n’est point la vôtre. Tout en désirant armer votre enfant pour la vie sociale et le prémunir contre les pièges dont elle est semée, vous vous montrez extrêmement soucieux de ne pas rétrécir son âme, de ne pas sacrifier en lui la noblesse des penchants à la prudence de la conduite. On devine dans vos principes votre éducation scientifique; la recherche de la vérité pour elle-même, qui est la condition du progrès dans la science, est aussi une admirable école de désintéressement et de virile constance.
Mais n’allez pas penser que je tente d’amoindrir La Fontaine pour diminuer la distance qui sépare vos fables des siennes; je veux seulement distinguer votre point de vue du sien. Je n’oserais même pas vous proposer sa langue pour modèle : on sait quelle est inimitable. D’autre part, son génie tout gaulois lui devient, en vieillissant, plus exclusivement personnel, à mesure que s’altèrent chez nous les qualités distinctives de notre race. Toutes les civilisations, en effet, tendent aujourd’hui à se pénétrer mutuellement; la cause en est dans la facilité croissante des communications et aussi dans l’influence prédominante de la science, qui n’a pas de patrie, sur l’esprit national. Chaque langue reflète visiblement cette influence ; chacune se décolore, se dessèche et perd ainsi de sa vertu poétique en exprimant des choses plus générales, les lois au lieu des faits particuliers. Un mot d’origine latine, par exemple, a été d’autant mieux assimilé par la nôtre, il est d’autant plus français qu’il désigne un objet plus usuel, plus concret; dès que son sens est généralisé, pour les besoins de la science, il retourne à sa forme latine et par là se dépoétise. Le vocabulaire de la médecine en fournirait de nombreux exemples. Rien n’est plus éloigné du langage de La Fontaine. Le savant, en outre, est inconsciemment porté à substituer la définition à l’image, qui est par excellence la forme poétique. Mais, mieux que tout autre genre de poème, la fable peut s’accommoder de ce tour d’esprit; le langage figuré n’y est pas obligatoire, car elle est essentiellement un simple récit présentant aux hommes une leçon de conduite empruntée aux mœurs des bêtes. Ce qu’il y faut, c’est, par une invention ingénieuse et grâce au rythme approprié du discours, donner la vie et l’attrait à un enseignement.
Aussi, pour y réussir, n’avez-vous eu qu’à changer de chaire sans rien changer à vos habitudes.
Bien cordialement à vous.
Sully Prudhomme.
- René Armand François Prudhomme, dit Sully Prudhomme, né à Paris le 16 mars 1839 et mort à Châtenay-Malabry le 6 septembre 1907, est un poète français, premier lauréat du Prix Nobel de littérature en 1901.