La Vie Ésope
Parmi les personnages dont le profil doit être indiqué dans une histoire de la caricature, alors surtout qu’au début elle demande un appui à l’apologue, Ésope et Phèdre marchent en tête.
De tout temps les artistes satiriques cherchèrent des motifs dans les fabulistes et les conteurs. Sur les chapiteaux des cathédrales du moyen-âge se déroulent les figures capricieuses du Roman du Renard, et la Renaissance fait asseoir dans le chœur des églises les moines sur des stalles le long desquelles le même Renard siffle sa satire anti-monastique.
Ésope, Phèdre et La Fontaine offrent une attraction aux esprits sarcastiques. Leur ingénieux bon sens, la pitié qu’ils montrent pour les faibles, ce qu’ils pensent des puissants, le génie qu’ils tirent des sentiments du peuple ne sont pas sans analogies avec les thèmes favoris des caricaturistes.
C’est pourquoi, malgré les ébrèchements faits à la statue d’Ésope par la science allemande moderne, il faut donner le portrait de ce patron des bossus, hardi à la répartie, mettant le doigt sur le ridicule des grands, se vengeant de sa petite taille par la longueur de sa langue, imposant un corps contrefait par la force d’un esprit droit, ne s’inquiétant ni de la richesse ni de la grandeur.
On voit au Louvre un moulage du buste d’Ésope d’après une statue de la villa Albani. L’homme est outrageusement bâti, le masque est noble et pensif. Jusqu’à ces dernières années, ce buste représentait Ésope; mais voici que les Allemands ont transformé le fabuliste comme s’il sortait des mains d’un orthopédiste.
Ésope n’est plus bossu, son corps redevient droit.
Le masque était celui d’un songeur; l’érudition a noirci sa peau. Ésope devient nègre. La tradition en faisait un Grec ; les savants le baptisent Éthiopien.
« Parmi les numismatistes, il est chose reçue maintenant que sa tête qui se voit sur les médailles des Delphiens est la tête d’Ésope, dont le biographe grec fait ce portrait : « Il avait le nez épaté, les lèvres fort avancées, il était noir et de là vient son nom, qui signifie Éthiopien. »
Ainsi dit M. Zündel, dans un mémoire récent : Ésope était-il Juif ou Egyptien¹!
M. Chassang, maître de conférences à l’École normale, se prononce également contre le buste de la villa Albani :
« Pour s’inscrire en faux contre le portrait traditionnel qu’on fait d’Ésope, il suffit au savant auteur de l’Iconographie grecque, M. Visconti, d’établir qu’Ésope avait une statue à Athènes : « Jamais, dit-il avec raison, les Athéniens n’eussent élevé dans leur ville une statue à un homme contrefait ; c’est plus lard que, par suite de l’opinion généralement répandue que les bossus sont d’ordinaire gens d’esprit, on se représenta ainsi l’auteur de tant d’apologues populaires en Grèce. »
Il n’entre pas dans mon plan d’introduire des discussions étymologiques non plus que des questions de race; je ne me sens pas de taille à lutter avec M. Zandsberger qui fait un Juif d’Ésope, avec Welcker qui nie la tradition, avec M. Zündel qui tend à en faire un Égyptien. En archéologie, il est . prudent de se retrancher dans la citadelle du doute.
Pourtant des savantes discussions allemandes il résulte que l’Égypte ancienne ayant eu le monopole de donner naissance à des esprits conteurs, Ésope pourrait bien provenir d’Égypte. L’apologue appartient plus particulièrement au génie oriental, et les acteurs principaux des fables : singes, lions, paons, autruches, étaient, en effet, plus répandus en Orient qu’en Grèce.
Plus d’un conte et plus d’une fable, que nous regardons comme issus du sang gaulois, ont été transportés sur notre sol et rendus vivifiables comme les grains de blé qu’on trouve dans les pyramides. “Les femmes et le secret” de la Fontaine est un conte traditionnel au Caire. Cendrillon se trouve tout au long dans Strabon. Ainsi les empires s’écroulent, les nations disparaissent; il reste un conte, une marionnette, une figurine comique qui en apprennent davantage sur la vie intime des peuples que les histoires des rois.
J’en veux un peu toutefois à la science d’avoir enlevé la bosse d’Ésope. La critique détruit plus qu’elle ne reconstruit. Quel extrait de baptême donnera-t-elle à la fameuse statue de la villa Albani ?
Qu’était-ce que ce personnage contrefait dont l’image (qu’on croit être du quatrième siècle) représentait pour le peuple la personnification du fabuliste ? Voilà ce que la critique ne dit pas; cependant il y aurait ingratitude à médire des recherches exactes de l’érudition allemande. Moi aussi je crois que de l’Égypte sont venus la plupart des contes bleus, des facéties, des fables, des nains, des pygmées bizarres dont s’amusaient les Grecs et les Romains. A ce propos, M. de Ronchaud disait avec justesse : « La légende très-tard accréditée, suivant Welcker, qui a transformé le fabuliste en nain bossu, ne serait qu’une autre version de la tradition qui faisait venir des bords du Nil tout un genre fantastique et plaisant de littérature et d’art, très-florissant surtout en Italie. »
L’Égypte se voit par certains détails positifs dans les peintures familières de Pompéi.
En Grèce, un proverbe disait d’un homme têtu qu’il l’emportait sur son âne; et une fable, à ce sujet, dépeignait un âne qu’il était impossible de remettre dans le bon chemin, même en le tirant par la queue. Lassé de cet entêtement, l’ânier finissait par pousser lui-même son âne à l’abîme. Fable bien connue d’Horace; utille, dit-il,
Qui male parentem in rupes protusit asellum.
C’est cette fable de l’âne allant au-devant du crocodile, malgré les efforts de son conducteur, dont on trouve la reproduction a Herculanum.
Le fragment de fresque de l’une et du crocodile, découvert dans les fouilles de Regina, est conservé au musée de Naples.
La fresque était malheureusement fort dégradée, elle temps, aussi destructeur que le crocodile, avait mangé la tête de l’une.
Peut-être cette fresque est-elle du peintre dont Pline faisait un cas extrême, de Ncala, “qui ayant peint la bataille navale entre les Perses et les Égyptiens, pour démontrer que l’action s’était passée sur le Nil, peignit un âne buvant sur le rivage et un crocodile qui lui tend un piège.
Ce crocodile n’appartient pas à la Grèce; par celle fresque, on voit l’alliance des fables grecques et romaines avec les traditions du pays des Ptolémée.
Pour en revenir à l’appui que la fable prête à l’art populaire et plaisant, je citerai M. Édouard Fournier :
« Chez les Romains, cette sorte de satire figurée par les animaux se retrouve encore, soit comme provenant de l’esprit grec, soit plutôt comme héritage de la vieille comédie. Elle était trop populaire pour ne pas avoir cette dernière origine, toute nationale.
« Les cabaretiers même se faisaient des enseignes avec ce genre de caricatures.
« Phèdre ne dit-il pas que l’idée de la fable du Combat des rats et des belettes, conçue toute dans cet esprit de l’animal parodiant l’homme, lui vint d’un tableau grossier qu’il avait vu au-dessus de la porte d’un cabaret2? »
1 Revue archéologique, mai 1861
2 Je dois ajouter, pour me mettre de niveau avec la science actuelle, que Phèdre semble encore plus menacé dans sa personnalité qu’Ésope. Suivant Daunou et d’autres critiques, la basse latinité de Phèdre inspirerait de terribles doutes et passerait pour avoir été composée par quelque moine du moyen âge. Voilà ce que j’entends dire autour de moi. (La Vie Ésope, la fable et la caricature)
Ésope, image source : Le Foyer des familles. Magasin catholique illustré.
Histoire de la caricature antique, par Champfleury, Paris E. Dentu éditeur – 1867.