Fables et Légendes du Japon
Anonyme – contes orientaux – Une ruse de Jiro
![Une ruse de Jiro](../wp-content/uploads/2014/12/une-ruse-de-jiro.png)
Jiro a quatorze ans. C’est un garçon à la mine éveillée, aux yeux d’un noir d’ébène, pétillants de vivacité et d’intelligence. Il n’a jamais connu son père. Celui-ci est parti pour l’autre monde, quelques jours après la naissance de son fils. La mère de Jiro vient de mourir à son tour, emportée par une fluxion de poitrine. Le voilà donc orphelin. Pour fortune, il lui reste une paire de vieux fauteuils hors d’usage, une petite table, quelques livres d’école, une demi-douzaine de tasses à riz, les habits, plusieurs fois rapiécés, dont il est en ce moment couvert. Et c’est tout.
Tout le reste, c’est-à-dire tout ce qui avait une certaine valeur, a été saisi, quelques heures après la mort de la mère, par des créanciers impitoyables. Car la mère avait des dettes, et naturellement ne les avait pas payées.
Comme parents, Jiro possède une tante déjà âgée. Elle en est à son huitième mari, nourrit six enfants et ne désire pas en augmenter la collection. Il a aussi une sœur aînée. Celle-ci a épousé en secondes noces un employé de la Banque, lequel a filé en Chine, emmenant sa femme et une partie de la caisse. Enfin, il reste un oncle, gros marchand de riz, qui n’a pas d’enfants. C’est lui qui adopte l’orphelin. Jiro s’installe donc dans la maison de son oncle, et continue à vivre et à s’amuser.
Jiro était orphelin
Un jour, il lui vient une vague idée de se faire une petite fortune, de reprendre son indépendance et d’échapper à la trop vigilante tutelle de son oncle. L’idée, d’abord vague, s’éclaircit, s’affermit, se développe. Mille projets se succèdent, mais à peine échafaudés, ils croulent, parce qu’ils n’ont pas de base.
Un capital! Un petit capital! Que faire si l’on n’a même pas un petit capital?
– Ah! si j’avais seulement quelques sous pour commencer! se dit et se répète Jiro à chaque projet qui survient.
Puis, tout naturellement, la question se pose:
– Comment faire?
Un jour, une idée subite traverse son esprit et l’illumine comme un éclair. Dans le même village que lui, habite un brave vieillard du nom de Bacayémon. Ce vieillard est l’honnêteté même, et de plus, c’est un fervent bouddhiste. Il croit à la métempsychose. Là-dessus ses opinions sont on ne peut plus arrêtées. Aussi, ne se hasarde-t-il jamais à manger de la chair d’un animal quelconque, voire même du poisson. Il craindrait d’engloutir par le fait l’âme de quelqu’un de ses ancêtres. Il se laisse volontiers dévorer par les insectes, il se ferait un crime de les écraser, de peur d’écraser en eux quelque vieille connaissance. Les rats ont beau jeu dans sa maison. Les tuer serait commettre un assassinat. Qui sait si dans le corps de ces petits rongeurs, ne loge pas l’âme de quelque ancien grand homme?
Le brave Bacayémon possède une truie qu’il nourrit et engraisse avec le plus profond respect et la plus grande affection, persuadé que sous son épaisse enveloppe se cache l’âme de quelque ancien monarque.
Or Jiro connaît tout cela. Il connaît le cœur honnête et pieux du brave vieillard et ses idées arrêtées sur la métempsychose. Un jour, il vient le trouver. Il a pris une figure de circonstance, grave et mélancolique.
– Bonjour, Monsieur Bacayémon, le temps est beau aujourd’hui.
– Ah! c’est toi, Jiro! En effet, il fait un temps superbe. Et comment vas-tu?
– Merci, je vais bien. A propos, est-ce que vous auriez par hasard une truie chez vous?
– Mais oui, j’en ai une! Et après?
– Ah! mais, c’est donc vrai!
Et voilà que la figure du jeune espiègle s’illumine tout à coup d’un rayonnement de joie intense. Le brave vieillard, tout surpris s’écrie:
– Pourquoi donc cette joie, Jiro? Qu’est-ce que cela peut te faire, que j’aie une truie chez moi?
– Ah! Monsieur, si vous saviez!… Mais y aurait-il de l’indiscrétion à vous demander de me la laisser voir un tout petit instant?
– Rien de plus facile, mon ami. Viens!
Et Bacayémon intrigué conduit Jiro dans la cour où l’énorme truie se vautre dans la fange en grognant. A peine Jiro l’a-t-il aperçue que, se précipitant vers elle, il la saisit, l’étreint, l’embrasse, avec toutes les marques d’un amour passionné. Le vieillard stupéfait contemple cette scène; puis, pressentant un mystère, il rappelle l’enfant:
– Jiro, lui dit-il, quel est le motif de cette étrange conduite? Tu dois avoir des raisons secrètes d’aimer ainsi cet animal. Explique-moi cela, raconte-moi tout!
– Monsieur, répond Jiro, le visage baigné de larmes, cette truie est ma mère!
Jiro saisit la truie et l’embrasse avec toutes les marques d’un amour passionné
– Ta mère ? Comment cela ?
– Voici. La nuit dernière, tandis que je dormais profondément, quelqu’un m’a frappé sur le front. Réveillé en sursaut, j’aperçois ma mère, ma pauvre bonne mère qui est morte il y a trois mois. Elle avait une figure bien triste et ses yeux étaient humectés de larmes:
– Mon fils, m’a-t-elle dit, je vais te confier un secret. J’ai péché dans ma vie, et en punition de mes fautes, j’ai été condamnée à vivre trente ans dans le corps d’une bête. Pour le moment j’habite le corps de la truie que possède Bacayémon. S’il te reste pour moi un peu de piété filiale, viens me voir de temps à autre, me consoler et me distraire.
Jiro se rendit chez un boucher
Elle dit et disparut aussitôt. Voilà pourquoi je suis venu, Monsieur, et mon seul désir est que vous m’autorisiez à venir de temps à autre. Ah! si vous saviez comme je l’aimais, ma pauvre mère!
Et les larmes recommencent à couler, Jiro retourne vers la truie, et de nouveau l’embrasse en lui répétant:
– Ma mère! oh! ma mère!
Le vieux Bacayémon se sent remué jusqu’au fond de l’âme. Après avoir réfléchi quelques secondes:
– Jiro, dit-il à l’enfant, j’admire ta piété filiale. Je suis ému des sentiments qu’elle t’inspire. Eh bien! écoute: puisque cette truie renferme l’âme de ta mère, prends-la, je te la donne. Emmène-la chez toi et soigne-la bien!
Jiro, qui s’attendait à la chose, simule la surprise, tombe aux pieds du vieillard et, la parole entrecoupée de sanglots, le regard rayonnant de joie, il le remercie de son extrême bonté. Puis, se retournant vers l’animal:
– Allons, ma mère, lui dit-il, venez avec moi. Nous allons comme autrefois vivre côte à côte, et je vous soignerai bien.
Puis, entraînant la truie, il sort de la maison, et de ce pas se rend chez le boucher, lui vend la bête, en obtient une petite somme, et riant jusqu’aux larmes:
– Bien joué, se dit-il, et maintenant que j’ai le capital, à moi la fortune, à moi l’avenir!
« Une ruse de Jiro »
Fables et contes japonais par Claudius Ferrand en 1903