Jean de La Fontaine
Poète, moraliste et fabuliste XVIIº – Livre 12 – La Chauve-Souris, le Buisson, et le Canard
Le Buisson, le Canard, et la Chauve-Souris,
Voyant tous trois qu’en leur pays
Ils faisaient petite fortune,
Vont trafiquer au loin, et font bourse commune.
Ils avaient des Comptoirs, des Facteurs, des Agents
Non moins soigneux qu’intelligents,
Des Registres exacts de mise et de recette.
Tout allait bien ; quand leur emplette,
En passant par certains endroits
Remplis d’écueils, et fort étroits,
Et de Trajet très difficile,
Alla tout emballée au fond des magasins
Qui du Tartare sont voisins.
Notre Trio poussa maint regret inutile ;
Ou plutôt il n’en poussa point,
Le plus petit Marchand est savant sur ce point ;
Pour sauver son crédit, il faut cacher sa perte.
Celle que par malheur nos gens avaient soufferte
Ne put se réparer : le cas fut découvert.
Les voilà sans crédit, sans argent, sans ressource,
Prêts à porter le bonnet vert.
Aucun ne leur ouvrit sa bourse.
Et le sort principal, et les gros intérêts,
Et les Sergents, et les procès,
Et le créancier à la porte,
Dès devant la pointe du jour,
N’occupaient le Trio qu’à chercher maint détour
Pour contenter cette cohorte.
Le Buisson accrochait les passants à tous coups.
Messieurs, leur disait-il, de grâce, apprenez-nous
En quel lieu sont les marchandises
Que certains gouffres nous ont prises.
Le plongeon sous les eaux s’en allait les chercher.
L’oiseau Chauve-Souris n’osait plus approcher
Pendant le jour nulle demeure :
Suivi de Sergents à toute heure,
En des trous il s’allait cacher.
Je connais maint detteur qui n’est ni souris-chauve,
Ni Buisson, ni Canard, ni dans tel cas tombé,
Mais simple grand Seigneur, qui tous les jours se sauve
Par un escalier dérobé.
Analyses de Chamfort
V. 1. Le buisson , le canard et la chauve-souris.
Voilà une association dont l’idée blesse le bon sens. Nul rapport, nul besoin réel entre les êtres qu’elle rassemble; et l’esprit la rejette comme absurde. Comment un buisson peut-il voyager ? Quel besoin a-t-il de faire fortune , lui et ces deux animaux ? De ce fond défectueux , il ne peut naître que des détails non moins ridicules : tel est celui-ci,
V. 21. Prêta porter le bonnet verd.
On sait que c’était le symbole des banqueroutiers. La Fontaine baisse beaucoup. (La Chauve-Souris, le Buisson, et le Canard)
Commentaires de MNS Guillon
(1) Vont trafiquer au loin, etc. Où peut être la vraisemblance d’une pareille association ? Le Buisson a-t-il pieds ou. ailes , pour marcher et entreprendre un voyage au loin?
(2) Tartan. L’un des noms dont les poètes se serrent pour désigner les enfers on l’empire des morts.
(3) Le plus petit marchand, etc. Le poète a voulu sauver le fonds ingrat de son apologue par des détails, ou perce l’esprit d’observation, exprimés avec autant de finesse que d’agrément.
(4) Prêts à porter le bonnet vert. Boileau :
On que d’un bonnet vert le salutaire affront Flétrisse les lauriers qui lui couvrent le front.
(Satyre. vers 15.)
Allusion, dit son commentateur , à la coutume où l’on était en Italie , d’obliger tout cessionnaire de biens de porter un bonnet ou chapeau orangé ; et à Rome , un bonnet vert , pour marquer , ajoute-t-il, d’après Pasquier ( Recherches, L. IV. c. 10 ), que celui qui fait cession de biens , est devenu pauvre par sa faute. Cette peine s’était également introduite en France, mais seulement depuis la fin du 16e. siècle, suivant les arrêts rapportés par nos jurisconsultes : elle est aujourd’hui tombée en désuétude. ( Voyez oeuv, de Boileau, T. I. p. 17 , Paris, 1726.)
(5) Dès devant la pointe. Mauvaise construction : on dirait tout au plus dès avant.
(6) Le Buisson accrochait, etc. M. Leasing (fable le Buisson); ” Mais parle , disait le Saule au Buisson, pourquoi as-tu tant d’avidité pour les habits des passants ? qu’en veux-tu faire ? quel secourt veux-tu en tirer ? Aucun, dit le Buisson. Aussi ne prétends-je pas les prendre : je ne veux que les déchirer “. ( L. II. fab. 17. )
(7) Detteur n’est point français. Regrettons que l’autorité de La Fontaine et l’énergique précision de ce mot n’aient point encore paru des titres suffisants pour lui donner rang dans le langage commun.
(8) Qui tous les jours se sauve. Comme la Chauve-souris. Mais le Canard et le Buisson, quels sont leurs imitateurs ? Pour être régulière, la morale de la fable doit s’étendre à toutes ses parties.