La Cigale et la Fourmi, par Aimé Vingtrinier
Lettre à M. Pierre LAROUSSE, directeur de l’École normale, journal de l’Enseignement pratique.
Monsieur,
J’ai reçu et je viens de lire avec le plus vif intérêt le Numéro du 4 novembre 1800 de votre excellente publication; j’y ai trouve une foule de ces choses que trop souvent l’on ignore et que l’on est heureux d’apprendre. Voire feuille fait aimer l’étude ; vos dictées, vos compositions font connaître, apprécier et vaincre les difficultés si nombreuses de notre langue; vous rendez la grammaire attrayante, les mathématiques moins épineuses, vous charmez la jeunesse en l’instruisant et vous devez recevoir souvent des pères de famille et des chefs d’institution des remerciements empressés, sincères et vrais comme ceux que j’ai l’honneur de vous adresser aujourd’hui.
Mais plus votre publication est précieuse pour la jeunesse et sérieusement recommandable auprès de tous les esprits élevés et plus vous devez vous tenir sur vos gardes, Monsieur, pour que rien ne se glisse dans vos colonnes qui ne soit rigoureusement juste, droit et empreint de celte clarté loyale que les enfants chérissent et qu’ils savent si bien reconnaître, servis qu’ils sont par une logique inflexible et un sens commun exquis. Plus leur intelligence est délicate, plus il faut se garder de la fausser et, à ce sujet, permettez-moi de vous soumettre quelques réflexions à propos d’une fable charmante, La Cigale et la Fourmi, que vous critiquez précisément parce que vous lui faites dire le contraire de ce qu’a voulu l’auteur, ce qui vous amène forcement à conclure contre toute justice que : « Cette fable ne compte pas parmi les meilleures de La Fontaine et que l’on ne comprend guère pourquoi elle figure en tête de son recueil. » Le fabuliste n’aurait-il pas raison de se plaindre d’un pareil procédé? Portant d’un point de vue faux, vous trouvez dans celle charmante pièce des obscurités, des non sens, une morale négative ou dangereuse et l’enfant qui vous écoule est amené à penser, comme vous , que non seulement cette jolie fable est absurde mais que l’auteur avait un cœur cruel, allégation contre laquelle Jean La Fontaine protesterait si, comme moi,il avait votre article sous les yeux, ou dont peut-être il rirait aux larmes avec ses amis, Racine, Molière, Chapelle et Boileau, et cela, bien entendu, aux dépens de notre siècle de lumières, ce qui ne serait pas flatteur pour nous.
Si, ayant moi-même à commenter Le Loup et l’Agneau, j’expliquais à déjeunes élèves qu’un pauvre et brave loup , fort altère , s’était vu contraint de croquer un insolent agneau qui, non content de l’insulter, avait trouble l’eau dans laquelle il comptait se désaltérer, ne serais-je pas embarrasse à chaque vers par les expressions de l’auteur, eu opposition .« instante avec ma manière de voir? Ne serais-je pas amené à dire que « Cet animal plein de rage » est une contre vérité, et que La Fontaine, en qualifiant ainsi cet honnête croque-mouton, avait fait comme les Grecs qui appelaient les Furies des Euménides? Ne serais-je pas force de déclarer que : « Tu la troubles, reprit cette bête cruelle… » est un vers obscur, comme on en trouve un certain nombre dans La Fontaine? Enfin, Monsieur, ne seriez-vous pas en droit de me dire que je me donne une peine infinie pour torturer le sens de cette fable, charmante et très-morale aux yeux de tout le monde, absurde à mon point de vue, le loup étant un mauvais personnage, l’agneau une victime auquel on doit porter intérêt? Le service que vous me rendriez en m’arrêtant au milieu de mes explications nuageuses et saugrenues est celui que je prends la liberté de vous rendre aujourd’hui.
D’après vous, en effet, Monsieur, la Cigale est une vagabonde, une aventurière, une mendiante et la Fourmi une honnête ménagère, une femme prudente, pleine d’ordre et d’économie, dont les vertus sont offertes en exemple au lecteur. Partant de là vos réflexions commencent :
La Cigale ayant chanté
Tout l’été. Se trouva fort dépourvue
Quand lu bise fut venue.
« Eté ne forme pas un complément de même nature que héros dans ce vers de la Henriade: Je chante ce héros qui régna sur la France. Dans le vers de Voltaire, héros est le complément direct de chante qui est employé comme verbe transitif. Dans ceux de lu Fontaine, été est le complément circonstanciel de ayant chanté, qui est employé neutralement, c’est-à-dire, comme verbe accidentellement intransitif. — La bise est prise pour le vent froid du nord, c’est une métonymie; l’harmonie imitative que forme renonciation du mot bise est une onomatopée. » J’abrège, mais ces vers sont parfaitement disséqués.
Pas un seul petit morceau
De mouche ou le vermisseau.
« Le substantif morceau est sujet d’une proposition elliptique : Pas un seul petit morceau… ne lui restait. Ou est mis à la place de ni pour la mesure, il fallait que la syllabe muette qui termine mouche fût élidée. Vermisseau est le diminutif de ver ; vermisseau signifie petit ver.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmi, sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle.
— L’infinitif crier est complément circonstanciel de alla : elle y alla pour crier. La préposition pour est évidemment sous-entendue. » — Je suis en parfaite communauté d’opinions avec vous, Monsieur, sur tous ces points.
— Je vous paîrai, lui dit-elle,
Avant l’août, foi d’animal,
Intérêt et principal.
— « Avant l’août est un ternie poétique , en prose, on dirait : Avant la moisson. C’est encore une métonymie. Foi d’animal, charmante naïveté. La Fontaine prend au sérieux ses personnages et c’est là le secret de l’intérêt qu’ils inspirent. La fable Le Loup et le Chien offre un vers de cette nature : Le Loup déjà se forge une félicité qui le fait pleurer de tendresse. Pleurer de tendresse ! Ces traits appartiennent au génie de La Fontaine ! » — Ainsi, Monsieur, non seulement vous êtes grammairien, mais encore vous êtes poète, en ce sens, que vous aimez , que vous sentez la poésie. Cependant, voilà qu’ici la fable s’obscurcit, d’épais nuages s’amassent sur l’esprit du bon La Fontaine; le fabuliste s’endort-il comme le vieil Homère ? le fait est qu’on ne comprend plus rien à ses vers.
La Fourmi n’est pas prêteuse,
C’est là son moindre défaut…..
Comment, voilà cette bonne voisine, cette prudente ménagère, cette excellente fourmi dont on fait un si parfait éloge, en disant qu’elle n’est pas prêteuse et sur le compte de laquelle l’auteur ajoute, par distraction sans doute : C’est là son moindre défaut! Qu’en disons-nous, Monsieur? Votre admiration pour le grand poète ne sera-t-elle pas un peu embarrassée? Dans le fond, je vous soupçonne fort d’avoir pense que La Fontaine avait battu la campagne. « Ce vers, avouez-vous, avec une résignation qui ressemble à de la tristesse, ce vers est obscur, comme on en TROUVE D’AILLEURS QUELQUES-UNS DANS LA FONTAINE. » (L’École Normale, n°1, 4 nov. 1860, p. 9). Eh ! lesquels donc, Monsieur, s’il vous plaît? Quels sont donc ces passages que vous ne devinez pas? « Il y a une intention de malice que l’on ne saisit que vaguement. Voici, selon nous, ce que ce vers signifie : La générosité est la qualité que la Fourmi possède au plus petit degré; c’est la vertu qu’elle pratique le moins. Mais La Fontaine se sert par antiphrase d’un terme ironique : C’est là son moindre, défaut. Ainsi, le boucher appelle réjouissance l’os qu’il jette DANS LA BALANCE A CÔTÉ D’UN MORCEAU DE CHOIX (!!!), c’est dans ce sens que Molière a dit : (Ecole des Maris) Je caquette fort peu ; c’est mon moindre talent. » Avouez, Monsieur, qu’on est fort embarrassé pour expliquer, d’après La Fontaine, comment notre bon et brave loup s’est vu contraint, pour sa sûreté personnelle, de dévorer ce dangereux agneau qui avait dit du mal de lui l’an passé. Ne serait-ce pas encore ici un de ces passages obscurs dont vous parliez, et dans lesquels notre immortel fabuliste laisse tant à désirer? C’est là son moindre défaut, n’est pas clair, selon vous. Quand Boileau dit : J’appelle un chat un chat et Rollet un fripon, vous le comprenez, cependant. Vous devinez que Rollet est un fripon au môme titre qu’un chat est un chat, et vous ne voyez qu’une antiphrase dans celte accusation si formelle lancée par le poète malheureux contre la Fourmi, et tous les accapareurs, les avares, les usuriers, les grippe-sous et les autres amasseurs d’argent qui ne sont pas prêteurs? C’est là son moindre défaut signifie, à mon sens, que la Fourmi a des défauts bien plus graves encore ; elle a d’autres défauts, seulement je les passe, celui-ci est le plus petit, c’est le moindre, je ne puis les énumérer tous, j’en saute. C’est du bon français, ce me semble et jamais trait aigu n’a été plus droit à son adresse. Mais notre fable n’est pas finie, Monsieur; comment allez-vous expliquer non seulement les derniers vers, mais la fable entière elle-même ? Quelle morale les jeunes enfants pour qui vous écrivez, vont-ils tirer de cet apologue qui ouvre le recueil de l’inimitable poète !
— Que faisiez-vous au temps chaud,
Dit-elle à celle emprunteuse?
— Nuit et jour, à tout venant,
Je chantais, ne vous déplaise.
— Vous chantiez ? j’en suis bien aise,
Eh bien! dansez maintenant.
« La Cigale qui chante et sautille pendant toute la belle saison, dites-vous, est un emblème frappant de la légèreté, de la frivolité, de l’insouciance. La Fourmi, avec ses greniers, son activité incessante, a toujours été citée comme un modèle d’économie, d’ordre et de prévoyance. »
Je l’avais bien dit, Monsieur, que vous n’aviez pas compris le fabuliste ; vous ne vous êtes pas souvenu que la Cigale était consacrée à Apollon, que les Athéniens portaient son image dans leurs cheveux et que les Grecs lui avaient érige un monument à Ténédos. On gravait une cigale sur les lyres, et Anacréon chantait: « Douce prophète de l’été, la cigale est révérée de tous les mortels. » Vous, au contraire, vous portez haut In vertu des millionnaires dans la personne de la Fourmi ; vous êtes sévère pour les artistes dont la Cigale a été à toutes les époques le gracieux emblème, pour ces peintres , ces sculpteurs, ces musiciens, ces poètes qui cherchent le beau, l’idéal, et qui charment nos oreilles sans penser à l’avenir. La Fontaine était un de ces imprévoyants ; il avait chante tout l’été, il avait passé sa verte saison à cultiver la poésie. Au lieu d’entasser et d’acheter de la rente, il avait trouve plus noble d’imiter Homère, Ossian, Milton, le Tasse, pauvres cigales qui, dans leur temps, n’ont pas fait fortune et qui ont été fort dépourvues quand la bise est venue, c’est-à-dire quand la vieillesse, la pauvreté, le malheur ont étreint leur cerveau et tué leur imagination. A leur suite et avec eux tous, La Fontaine avait cru pouvoir solliciter un vermisseau; il était allé crier famine chez les Lucullus, les Licinius, les Roschild de l’époque, mais ces hommes n’étaient pas préteurs, et La Fontaine le dit: « C’est là leur moindre défaut. » Lucullus avait besoin pour ses festins des richesses qu’il avait soigneusement amassées en Asie, Licinius mariait sa fille, les autres étaient à découvert. Homère, Ossian et La Fontaine avaient été très-mal reçus : ils avaient eu beau implorer humblement quelques billets de mille francs pour subsister jusqu’à la représentation de leur prochain opéra. On leur avait demandé sur quoi on pourrait prendre hypothèque.
— Que faisiez-vous au temps chaud , mon bon vieillard ? aviez-vous un commerce, une industrie ?
— Hélas! non ! je faisais l’Iliade ou le Paradis Perdu, et je n’ai pas encore touche mes droits d’auteur.
— Ah ! vous faisiez l’Iliade, j’en suis bien aise. Eh bien ! publiez un Cours de littérature maintenant. Vous trouvez ce langage tout naturel, Monsieur ; vous applaudissez la Fourmi qui ferme sa porte au chanteur, vous la donnez comme exemple à notre jeune génération déjà bien suffisamment portée au culte de la matière et de l’or, et cette pièce vous inspire la réflexion suivante, que je me permettrai de trouver au moins singulière :
« Réflexion- Cette fable ne compte pas parmi les meilleures de La Fontaine, et l’on ne comprend guère pourquoi elle figure en tête de son recueil. La morale en est toute négative ; car s’il convient d’éviter l’imprévoyance de la Cigale, il ne faut pas imiter la durcie railleuse de la Fourmi. Puis, est-ce bien à La Fontaine qu’il convenait de se montrer impitoyable envers la paresse insoucieuse du lendemain? Le bonhomme avait dans le caractère autant d’imprévoyance que la Cigale, mais il trouva toujours chez ses amis des cœurs prêts à l’obliger. On regrette qu’il ne s’en soit pas souvenu avant d’écrire le vers brûlai qui termine sa fable. »
Eh quoi ! Monsieur, vous ne comprenez pas pourquoi le poète a ouvert son volume de fables par cette sanglante leçon à l’adresse de ceux qui avaient été durs pour lui ? Vous avez reconnu, sous les traits de la Cigale, la figure du bonhomme qui mangea son bien avec son revenu et vous vous êtes réjoui de son infortune ? vous n’avez pas écouté sa plainte après avoir joui de son chant? Quand il vous a dit de sa voix douce et triste : « Les prêteurs sont bien cruels pour les pauvres gens, » vous avez répondu : « Ce vers est obscur comme tant d’autres des œuvres de La Fontaine. » Quand il vous a fait la confidence, qu’au lieu d’exercer dans une humble petite ville la charge que son père lui avait laissée et qui ne convenait pas à ses goûts et à ses aptitudes, il avait doté son pays d’un des chefs-d’œuvre qui ont le plus illustré le grand siècle de Louis XIV, mais qu’il était tombé dans une position malheureuse , vous avez répondu qu’en effet, dans tous les temps et jusqu’à ce jour, les poètes avaient passé pour être de tristes modèles de légèreté et d’insouciance, et qu’il fallait éviter de prendre pour exemple ces gens-là. C’est absolument comme si vous disiez à vos élèves, Monsieur: — « Mes enfants, gardez-vous de consacrer votre intelligence, votre génie à illustrer le pays qui vous a vu naître. Depuis Homère jusqu’à nous, tous les grands poètes ont été dissipateurs; enrichissez-vous, c’est le seul moyen d’obtenir la considération. La Fontaine a eu tort de se plaindre, d’ailleurs sa première fable est obscure, la morale en est négative et son dernier vers contre les prêteurs est brutal. Quoi qu’on lasse, l’argent sera toujours tout, le reste ne sera jamais rien ; voilà ce qu’on peut tirer de la fable : La Cigale et la Fourmi. »
Nous, Monsieur, qui trouvons votre morale plus dangereuse que celle de La Fontaine, nous nous élèverons sérieusement contre elle ; au nom des artistes, trop imprévoyants peut-être, mais d’autant plus respectables que le génie les a rendus plus malheureux, nous protesterons contre les réflexions que cet apologue vous a inspirées ; nous continuerons à croire et à soutenir que l’art existe, que l’homme n’est pas tout organe et matière. Nous continuerons à aimer le chant de la cigale pendant les nuits de l’été et les œuvres de l’intelligence, la peinture, la musique et la poésie dans tous les instants que nous pourrons leur consacrer ; et si jamais la fortune nous visite et qu’à notre porte nous entendions le cri de détresse d’un de ces hommes qui nous auront charmé, nous ne lui fermerons pas notre demeure sous prétexte que nous ne l’avons pas compris; nous l’accueillerons en ami et nous nous garderons de lui reprocher, comme fait la Fourmi, d’avoir, en prenant la plume ou le pinceau, gaspillé un temps précieux au lieu d’avoir joué à la Bourse, aligné des chiffres ou exercé quelque infime métier.
L’inconnu qui a l’honneur de vous écrire, Monsieur, est un modeste industriel qui tient un peu des deux personnages de la fable, mais qui perd à chanter le moins de temps possible, afin d’être en mesure de braver l’hiver quand la bise se fera sentir.
- La cigale et la fourmi: lettre à Mr. P. Larousse, A. Vingtrinier, 1860
Aimé Vingtrinier, 1812-1903