A M. Legouvé de l’Académie Française.
Un pauvre paysan, paysan de Provence,
Je veux dire avisé, sobre, laborieux,
Comme ils sont tous là-bas, sous ce ciel radieux,
Cultivait bravement, aux bords de la Durance,
Le petit bien de ses aïeux.
Que de description le lecteur me dispense !
Avec un peu de complaisance
Vous voyez la maison d’ici :
Un toit rouge, un rideau de cyprès par derrière,
Des oliviers, un champ… et le constant souci
De sauver chaque année,
A grand renfort de soins et de précautions,
La récolte, hélas ! condamnée
A l’horrible fléau des inondations.
C’est que le modeste héritage,
Conquis sur la garrigue à force de courage,
Se trouvait protégé du côté du mistral
Par une croupe de colline
Disposée en fer à cheval,
Mais qu’il était ouvert par un bout. Sort fatal !
Cinq ou six fois par an, la terrible voisine
Arrivée en deux bonds des alpestres plateaux,
Jaune, tourbillonnant, charriant la ruine,
Y poussait à grand bruit le torrent de ses eaux,
Malgré chaussée et batardeaux.
Et le tocsin sonnait au loin dans les villages !
Et les cultivateurs, devenus matelots,
S’en allaient, avec leurs bachots,
Au milieu des moissons, affrontant les naufrages,
Chercher du pain pour les enfants !
Notre homme, de plus belle, ensemençait ses champs
Ensablés, ravinés, hachés par la tourmente,
Et, prenant le dernier niveau De l’eau,
Il élevait d’autant sa digue insuffisante.
Ses voisins l’imitaient… Vite ! la fois suivante,
Le flot, mieux contenu, montait, toujours montait,
Et finalement emportait
Fagots, madriers, sac de terre !…
Quelqu’un lui dit : « Mieux vaudrait ne rien faire.
Que vous sert un si grand effort ?
Vous ne serez pas le plus fort.
Si l’eau tout doucement couvrait votre héritage, Je gage
Que, sans bouleverser le champ ni la maison,
Elle vous laisserait l’engrais de son limon.
Que si le blé périt, faites du pâturage. »
Le conseil était sage.
L’autre le crut, et, depuis ce moment,
Rivière et riverain firent très bon ménage.
Dans le monde, à vrai dire, il est tel personnage
Emporté de tempérament,
Qui, si vous résistez, vous malmène avec rage.
C’est un fou furieux, qui plus rien ne ménage !
Ayez l’air de céder : il deviendra charmant.
“La Durance et le Paysan”