Henri-François-Joseph de Régnier
Romancier et poète – La Grenouille qui veut se faire…
Ésope, fab. .420. (Coray, p. 273). — Babrius, fab. 28, même titre. — Horace, livre II, satire III, vers 314-320.
—Phèdre, livre I, fab. 24, Rana rupta et Bos. — Romulus, livre II, fab. 21, Rana rupta et Bos. — Haudent, 1re partie, fab. 142, d’une Grenoille. — Corrozet, fab. 31, de la Grenoille et du Bœuf. — Boursault, les Fables d’Ésope, acte IV, scène III, Grenouille et le Bœuf.
—Le Noble, fab. 95, du Bœuf et de la Grenouille. L’ émulation du luxe.
Mythologia œsopica Neveleti, p. 403, p. 505.
Cette fable a été reproduite dans le Recueil de poésies chrétiennes et diverses, tome III, p. 368 (par erreur, pour p. 372). — Elle est dans les Manuscrits de Conrart (tome XI, p. 537) sous ce titre : ” la Grenouille qui veut ressembler au Bœuf; ” et dans le Manuscrit de Sainte-Geneviève, sous celui-ci : « la Grenouille tâchant de devenir aussi .. grosse que le Bœuf. »
Martial (livre X, épigramme LXXXIX, vers 9 et 10) fait allusion à cette fable, en parlant d’Otacilius qui veut imiter Torquatus :
Grandis ut exiguam Bos Ranam ruperat olim, Sic, puto, Torquatus rumpet Otacilium ;
et la Satire Ménippée , dans la Harangue du recteur Roze (édition de 1594, p. 93), l’applique ainsi au duc de Mayenne : ” Vous auez beau faire le Roy et contrepeter le Biarnois en edicts et declarations,… Quand voua deuriez creuer et vous enfler gros comme un bœuf, comme feit la mère Grenouille, vous ne serez jamais si gros seigneur que luy. ” — On peut voir de cette fable un très-spirituel et piquant commentaire dans la XIIe leçon de M. Saint-Marc Girardin (tome I, p. 410 et suivantes). – Rousseau, à qui cette fois la fable entière ne donne point de prise, s’attaque au quatrain qui la termine. Après avoir critiqué, d’une manière générale, l’usage des affabulations : « Que signifient, dit-il, les quatre vers que la Fontaine ajoute à la fable de la Grenouille qui s’enfle? A-t-il peur qu’on ne l’ait pas compris? A-t-il besoin, ce grand peintre, d’écrire les noms au-dessous des objets qu’il peint? Loin de généraliser par là sa morale, il la particularise, il la restreint, en quelque sorte, aux exemples cités, et empêche qu’on ne l’applique à d’autres. Je voudrais qu’avant de mettre les fables de cet auteur inimitable entre les mains d’un jeune homme, on en retranchât toutes les conclusions par lesquelles il prend la peine d’expliquer ce qu’il vient de dire aussi clairement qu’agréablement. Si votre élève n’entend la fable qu’à l’aide de l’explication, soyez sûr qu’il ne l’entendra pas même ainsi. » l’Émile, livre IV.)— M. Taine, au contraire, et avec , bien plus de raison ce nous semble, parait goûter beaucoup la manière dont notre poète intervient ici, et en maint autre endroit, par l’affabulation : voyez son livre de la Fontaine et ses fables (4e édition, p. 80).
Une Grenouille vit un Bœuf
Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n’était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse, s’étend, et s’enfle, et se travaille1,
Pour égaler l’animal en grosseur,
Disant : « Regardez bien, ma sœur ;
Est-ce assez? dites-moi; n’y suis-je point encore ?
—Nenni2.—My voici donc?—Point du tout.—M’y voilà?
— Vous nen approchez point3. » La chétive pécore4
S’enfla si bien qu’elle creva 5.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages6 :
Tout bourgeois veut bâtir7 comme les grands seigneurs8,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages9.
1.Dans le Manuscrit de Conrart, « envieuse » manque, et le vers est ainsi :
S’enfle, s’étend et se travaille.
2.« Non point, » dans le Manuscrit de Conrart et dans le Manuscrit de Sainte-Geneviève.
3.La Fontaine a pris d’Horace la vivacité du dialogue. Dans la fable latine, la Grenouille, à qui l’on a parlé du Bœuf, et qui ne le voit point, demande quelle taille avait l’énorme bête (ingens bellua) :
…. Illa rogare,
” Quantane? num tantum, sufflans se9 magna fuisset?
— Major dimidio. —Num tanto? ” Quam magis atque
Se magis inflaret : “Non , si te ruperis, inquit,
Par eris…. » (Livre II, satire III, vers 316-32o.)
4- Ce mot n’a pas ici le sens injurieux qu’on lui donne ordinairement dans le langage familier (voyez Rabelais, livre II, fin du chapitre XVII); il est pris au propre, Richelet (1680), un animal, une bête; » c’est le pecus, pecoris des Latins. « Il est, ajoute Richelet, bas et burlesque. »
5. Le même vers, aux temps près, se lit clans la vieille fable sur le même sujet que Robert (tome I, p. 14 et 15) a extraite du recueil déjà cité (Ysopet I, f. 46) :
S’enfle si fort que elle creve..
6.Horace, d’une façon très-piquante, se fait, comme le remarque M. Soullié (p. 92), appliquer à lui-même, par son interlocuteur, la morale de la fable.
7. Le Roi, à ce moment, faisait construire Versailles, et donnait à tous l’exemple de la passion pour les bâtiments.
8.” Il y en a qui ne se contentent pas de renoncer à leur air propre et naturel, pour suivre celui du rang et des dignités où ils sont parvenus; il y en a même qui prennent par avance l’air des dignités et du rang ou ils aspirent. Combien de lieutenants généraux apprennent à paraître maréchaux de France! Combien de gens de robe répètent inutilement l’air de chancelier, et combien de bourgeoises se donnent l’air de duchesses ! » (La Rochefoucauld, Réflexions diverses, III, de l’Air et des Manières, édition de M. Gilbert, tome I, p. 289.)
9.” II est vrai, dit Saint-Simon (tome II, p. 97), que les titres de comtes et de marquis sont tombés dans la poussière par la quantité de gens de rien et même sans terres, qui les usurpent, et par là tombés dans le néant : si bien même que les gens de qualité qui sont marquis ou comtes, qu’ils me permettent de le dire, ont le ridicule d’être blessés qu’on leur donne ces titres en parlant à eux. ” Les marquis étaient donc fort déchus : or il en coûtait pour entretenir des pages, et il n’y avait guère alors que le Roi et les princes du sang qui en eussent. ” Mettez mon fils à l’Académie, écrivait à sa femme le financier Montauron, donnez-lui un gouverneur; car il le faut élever en homme de condition. ” Elle lui répondit : ” Je lui donnerai des pages, si vous voulez ; vous n’avez qu’à m’envoyer de l’argent. ” (Les Historiettes de Tallemant des Réaux, 3e édition, Paris, 1857, in-8. tome VI, p. 233? note.)
- Jean de La Fontaine – augmentée de variantes, de notices, de notes, d’un lexique des mots et locutions remarquables, deportraits, de fac-similé, etc. Par M. Henri Regnier. 1883.